Ottawa pressé de réagir par le Conseil canadien des affaires

(Ottawa) L’ingérence étrangère ne vise pas seulement les institutions démocratiques au pays. Elle frappe aussi de plein fouet les entreprises qui travaillent dans les secteurs essentiels à l’avenir économique du Canada. Mais le gouvernement Trudeau tarde à prendre les mesures qui s’imposent pour contrer ce fléau sur tous les fronts, déplore le Conseil canadien des affaires (CCA) dans un rapport percutant qui sera publié ce jeudi matin.

Cette lenteur à réagir est périlleuse : elle nuit à la réputation du Canada aux yeux de ses principaux alliés, notamment les États-Unis, qui voient de plus en plus leur voisin du Nord comme un maillon faible en matière de sécurité nationale, et elle déstabilise des entreprises qui n’ont pas forcément les moyens d’y répondre adéquatement et rapidement pour éviter ses effets pervers.

Résultat : le CCA exhorte le gouvernement Trudeau à se doter d’une stratégie de sécurité nationale qui accorde une place prépondérante à la sécurité économique, comme l’ont fait au cours des dernières années des pays alliés, comme les États-Unis, le Japon ou encore l’Allemagne. Dans ces pays, on énonce sans équivoque le principe selon lequel la sécurité économique est inséparable de la sécurité nationale.

Dans l’immédiat, le gouvernement fédéral doit dépoussiérer le mandat du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) afin de lui donner de nouveaux pouvoirs, notamment celui d’informer en toute confidentialité les dirigeants d’entreprises visées par des manœuvres hostiles de régimes autoritaires comme la Chine, la Russie ou l’Iran, et de permettre aussi un meilleur échange d’informations entre le SCRS et la GRC, peut-on lire dans le rapport qu’a obtenu La Presse à l’avance.

On devrait d’ailleurs demander au SCRS de créer une nouvelle division ayant pour mandat de former et de conseiller les entreprises sur la manière de se défendre contre les menaces économiques.

Même si le ministre de la Sécurité publique a bel et bien demandé au directeur du SCRS en mai 2022 de veiller à ce que « les organisations qui travaillent dans des domaines délicats soient conscientes des menaces économiques et de sécurité actuelles et émergentes », il reste que le SCRS n’a toujours pas les pouvoirs législatifs nécessaires pour partager de manière proactive des renseignements et des conseils sur les menaces avec ces mêmes organisations.

Les entreprises canadiennes sont dans la ligne de mire d’acteurs soutenus par les États qui cherchent à promouvoir leurs intérêts d’une manière qui porte atteinte à la sécurité nationale et économique du Canada.

Extrait du rapport

« Le moment est venu pour les décideurs politiques canadiens de reconnaître cette réalité et de s’unir aux entreprises canadiennes pour protéger la vitalité économique et la résilience de notre pays », souligne-t-on aussi dans le document d'une trentaine de pages.

L'ingérence dans le monde des affaires

Ce rapport est publié tandis que les partis de l’opposition à Ottawa réclament depuis plusieurs mois une enquête publique indépendante sur l’ingérence de la Chine dans les élections fédérales de 2019 et 2021. Le rapport jette un éclairage sur une forme d’ingérence tout aussi pernicieuse qui touche le monde des affaires, mais qui n’a pas défrayé autant la chronique.

L’ingérence étrangère qui vise les entreprises se manifeste sous plusieurs formes : cyberattaques, espionnage, vol de secrets industriels, campagnes de désinformation ; elle peut aussi concerner la recherche universitaire, où des professeurs invités travaillent en secret pour le compte de régimes autoritaires, entre autres choses.

Le rapport s’appuie sur de nombreux exemples. En 2022, un employé d’Hydro-Québec a été arrêté et a été accusé d’avoir volé des secrets industriels au profit de la Chine.

En juin 2022, un agent au service de la Chine a créé des milliers de faux comptes de réseaux sociaux afin de mener une campagne de désinformation bien coordonnée contre une entreprise canadienne qui souhaitait développer une mine de terres rares en Saskatchewan. Quelque temps après l’annonce du projet, les résidants de la région de la municipalité ont été la cible de messages sur les réseaux sociaux contenant des informations fausses au sujet du bilan environnemental de l’entreprise dans le but de faire avorter le projet.

« Le plan d’attaque était clair : attiser l’opposition locale contre le projet, forcer l’arrêt des activités des mineurs et saper un secteur essentiel à la sécurité et à la prospérité du Canada », selon le rapport.

En avril 2023, un groupe de pirates informatiques « prorusses » a lancé une série d’attaques par déni de service pendant la visite du premier ministre de l’Ukraine au Canada. Les attaques ont provoqué la panne des sites web de nombreuses grandes entreprises canadiennes dans les secteurs des services publics, des transports et le secteur bancaire.

Phénomène en hausse

Et ce fléau ne fait que prendre de l’ampleur. « Les entreprises canadiennes représentent plus de la moitié de toutes les cybervictimes connues au pays et sont la cible la plus fréquente des cyberattaques d’inspiration géopolitique menées contre le Canada », selon le rapport. « Pour donner une idée de l’ampleur du problème, deux entreprises canadiennes sur cinq ont été victimes d’une cyberattaque au cours des deux dernières années. »

L’heure n’est plus à la complaisance. « La nouvelle réalité géopolitique du Canada signifie que la sécurité économique – souvent considérée comme acquise, négligée ou carrément ignorée – est désormais au cœur de notre sécurité nationale. […] Le fait d’avoir négligé pendant des décennies les questions de sécurité économique nous a rendus vulnérables. Pour reprendre les termes mêmes du Service canadien du renseignement de sécurité, le Canada est devenu une "cible attrayante et permissive". »

Le rapport contient plusieurs recommandations. Outre une réforme du mandat du SCRS, on recommande notamment la création d’une division vouée à la sécurité économique au sein du Bureau du Conseil privé, l’interdiction pour les entités qui sont liées à des États jugés hostiles de participer à la recherche universitaire et, enfin, la modification du Code criminel afin de criminaliser expressément, comme l’ont fait les États-Unis, les actes volontaires ou de négligence qui entravent de manière importante les infrastructures essentielles, entre autres choses.

« L’ordre unipolaire libre, ouvert et relativement stable qui a apporté aux Canadiens des niveaux extraordinaires de sûreté, de sécurité et de prospérité appartient désormais à l’histoire. »