Tourisme Montréal a dévoilé cette semaine les résultats d’une étude comparative : Montréal serait la capitale mondiale de l’agriculture urbaine. Dans cette terre fertile, les entreprises agricoles commerciales doivent faire face à un nouveau défi, qu’elles n’avaient pas vu venir : la concurrence.

« Quand on a commencé, on était pas mal seules sur le marché des champignons hyperlocaux, à Montréal. On pouvait quasiment choisir nos clients parce qu’on avait une production plus limitée et la demande était forte. Maintenant, il y a de la compétition », avoue Dominique Lynch-Gauthier, cofondatrice de Blanc de gris.

Née en 2015, cette PME est une pionnière des champignons urbains.

Dès le départ, les champignons signés Blanc de gris étaient essentiellement destinés aux restaurants, comme c’est beaucoup le cas pour les pleurotes, enoki ou champignons homards qui poussent à Montréal.

Or, en plus de la multiplication des champignonnières, l’inflation alimentaire qui frappe le milieu de la restauration vient ajouter de la pression sur cette jeune industrie.

Certains commencent à dire ouvertement (ou non) que le marché est pratiquement saturé, bien que la plupart des entreprises aient des projets d’expansion.

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Il y a autour de 125 fermes urbaines commerciales au Québec, dont 12 % sont des champignonnières.

« Je pense qu’on est suffisamment nombreux pour satisfaire la demande dans la restauration et les particuliers foodies qui sont prêts à venir jusque chez nous pour des champignons, poursuit Dominique Lynch-Gauthier. Par contre, il y a peut-être d’autres segments de marché à développer. Celui de la transformation alimentaire, par exemple, est peu exploité par les producteurs urbains. »

C’est ce que fait 400 pieds de champignons, qui produit une dizaine de variétés dans Côte-des-Neiges et qui continue d’étendre sa gamme. Le propriétaire de la ferme, Michaël Loyer, a trouvé le chemin de la rentabilité en ajoutant quelques cordes à son arc, dont la transformation, en concoctant des produits véganes à base de champignons.

Depuis la fondation de son entreprise, en 2018, il a vu apparaître plusieurs petites fermes en ville, dont quelques champignonnières. « Juste à Montréal et aux alentours, on doit être une dizaine », dit Michaël Loyer, qui avoue que « ça commence à jouer du coude ».

Je pense que pour le moment, nous ne sommes pas trop, mais il ne faudrait pas que ça continue comme ça, parce que oui, on pourrait le devenir.

Dominique Lynch-Gauthier, cofondatrice de Blanc de gris

Selon le Laboratoire sur l’agriculture urbaine, il y a environ 125 fermes urbaines commerciales au Québec, et la moitié se trouvent à Montréal.

On peut difficilement dire qu’il y en a trop, selon Éric Duchemin, directeur scientifique du Laboratoire, qui les a pratiquement toutes vues naître depuis qu’il travaille dans ce domaine, à Montréal.

Jeudi, Tourisme Montréal a dévoilé le rapport La place de Montréal parmi les grandes villes d’agriculture urbaine : une étude comparative entre 10 villes au Canada, États-Unis et Europe. Montréal arrive en première place.

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Selon Éric Duchemin, directeur scientifique du Laboratoire sur l’agriculture urbaine, il reste beaucoup de travail pour faire connaître les fermes urbaines et valoriser leurs produits.

Ce n’est pas qu’il y a trop de fermes urbaines, c’est qu’actuellement, la situation économique des restaurants n’est pas bonne. Et les consommateurs, on a encore de la misère à les rejoindre.

Éric Duchemin, directeur scientifique du Laboratoire sur l’agriculture urbaine

L’inflation s’invite à table

Les entrepreneurs en agriculture urbaine sont d’accord sur ce point : la hausse du prix des aliments a complètement changé la donne pour ce marché de niche.

« Les restaurants en arrachent ces temps-ci. Ils ont le choix d’acheter des champignons de Pologne qui sont moins chers, presque la moitié du prix, ou d’acheter québécois. Bien souvent, la Pologne passe avant », dit Michaël Loyer. Son 400 pieds de champignons a aussi vu un effet de l’inflation alimentaire sur ses ventes directes aux consommateurs. Cet été, ses ventes dans les marchés publics sont en baisse de 40 %.

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« Les habitudes d’achat ont vraiment changé, explique Michaël Loyer. Les propriétaires d’épiceries fines nous le disent. »

Les Fermes urbaines Ôplant, installées dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, voient aussi ce changement de comportement.

Le printemps et l’été ont été moins « enthousiastes », confie Benoit Gonneville-Damme, directeur de la technologie chez Ôplant.

Pour les pousses, en plus de l’inflation, la saisonnalité affecte les ventes, explique-t-il, précisant qu’une salade à 0,99 $ est plus attirante qu’une barquette de micropousses qui se détaille cinq fois plus cher.

Ôplant divise ses ventes entre les épiceries et les restaurateurs.

Les surplus, importants l’été, sont écoulés par l’entremise de l’application antigaspillage Too Good to Go ou même des banques alimentaires, les semaines de très grands surplus.

L’entreprise est d’ailleurs en train de réviser ses prévisions pour y inclure les dons et les pertes, selon les saisons.

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Avec huit années d’existence, Ôplant a eu le temps de voir arriver la concurrence.

On sait que c’est un produit de niche. On en est conscients. Et il y a toujours des gens qui pourront acheter un produit de niche en récession, mais ce n’est pas tout le monde. On travaille fort à le démocratiser, ce produit-là. Pour baisser nos coûts et le rendre plus abordable. Mais c’est très, très, très difficile.

Benoit Gonneville-Damme, directeur de la technologie chez Ôplant

À titre indicatif, la première ferme urbaine du Québec, Pousse-Menu, s’est implantée à Montréal en 1988 – bien avant le début du mouvement. Selon Éric Duchemin, c’est peut-être la première ferme urbaine au monde. Une vingtaine d’années plus tard, en 2011, les Fermes Lufa ont pris racine sur un toit du quartier Ahuntsic, avec leurs premières serres commerciales. Lufa a aujourd’hui quatre serres urbaines, sur des toits, en aura une cinquième, qui est en construction au Marché Central de Montréal, en plus d’une nouvelle ferme intérieure dans Saint-Laurent.

Avec ce développement rapide de l’agriculture urbaine à Montréal, on ne peut pas dire qu’il y a trop de fermes en ville, dit Sarah Farley-Gélinas, présidente-directrice générale d’Ôplant, qui croit que le problème est plutôt le manque d’espace pour les produits québécois à l’épicerie.

Il se mange une tonne de salade au Québec et il s’en mange à l’année. On est un peuple qui mange beaucoup de légumes. Il y a de la place pour plus de choix.

Sarah Farley-Gélinas, présidente-directrice générale d’Ôplant

Selon elle, l’industrie est jeune et encore en train de se définir. Ôplant fait partie des quelques fermes urbaines qui ont le volume nécessaire pour alimenter un réseau d’épiceries.

Les cycles de production durent de deux à trois semaines, du semis à la récolte, ce qui donne plus de vélocité à l’entreprise. Les verdures sont livrées le jour même de la récolte, au plus tard le lendemain, et il y a deux récoltes par semaine.

Les pousses d’Ôplant sont vendues dans le réseau Sobeys. Au total, une cinquantaine d’épiceries les proposent présentement. L’objectif est de passer à une centaine d’ici la fin de l’année et d’approvisionner tous les IGA du Québec.

Depuis un an, la production a plus que doublé chez Ôplant, qui caresse aussi des projets de diversification originaux.

« Il y a une place pour les bons joueurs, dit Sarah Farley-Gélinas. Il y a une place pour les produits de qualité. »

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Éric Duchemin, directeur scientifique du Laboratoire sur l’agriculture urbaine

Où est le soutien ?

Selon Éric Duchemin, directeur scientifique du Laboratoire sur l’agriculture urbaine, les fermes doivent avoir un meilleur soutien public. D’autant, dit-il, qu’elles sont souvent prises entre deux ministères pour obtenir de l’aide : le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (MAPAQ), puisque ce sont des entreprises agricoles, et le ministère de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, car elles travaillent en technologie.

« On a besoin d’avoir une vision gouvernementale, poursuit Éric Duchemin. À ma connaissance, le gouvernement du Québec a été la première entité gouvernementale à avoir une stratégie sur l’agriculture urbaine au Canada. Mais cette stratégie-là n’a pas été renouvelée. Elle n’existe plus depuis trois ans. »

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Gabriel Roy Doyon et Guillaume Dagher, fondateurs de la ferme Grenouille rouge, installée dans Ahuntsic. La ferme fait des micropousses et des champignons.

Faire des petits

Le modèle de la ferme Grenouille rouge est un peu différent : l’idée est de faire des petits. « Une vision à long terme, ça n’est pas nécessairement une croissance à tout prix », dit l’un des deux cofondateurs de l’entreprise, Guillaume Dagher. « Le marché de Montréal, c’est notre première ferme », précise son collègue, Gabriel Roy Doyon. Le plan d’affaires initial prévoyait déjà la multiplication des points de production, au Québec, mais aussi à l’étranger. Cela permettrait de contribuer à décentraliser l’agriculture, disent les deux entrepreneurs. Et donnerait la possibilité de pratiquer une agriculture là où l’accès aux terres est un enjeu.

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David Dupaul Chicoine et Nicolas Paquin, d’Opercule

Poissons de ville

Les champignons et les micropousses sont populaires en agriculture urbaine ; les poissons, un peu moins. Ce qui n’a pas empêché deux entrepreneurs de se lancer dans l’élevage de l’omble chevalier à la Centrale agricole, dans Ahuntsic. Opercule est une toute jeune ferme : les activités ont vraiment commencé en février, cette année. David Dupaul Chicoine, cofondateur, explique que le démarchage a été plus difficile que prévu, malgré un plan d’affaires soigneusement ficelé. « On est allés dans plus de 200 restaurants présenter le produit », dit-il. Une quarantaine a accepté de travailler avec les ombles d’Ahuntsic, livrées par vélo pour tous les partenaires montréalais. En fait, explique l’entrepreneur, les poissons arrivent si frais que les chefs doivent attendre un peu avant de les travailler, car ils sont trop rigides…

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Julia Janson, des Jardins de la Renarde, utilise des résidus de l’élevage d’insectes fait dans le même édifice que son entreprise pour faire pousser ses fleurs sur le toit de la Centrale agricole.

Modèle coopératif

Les fleurs poussent sur le toit, des champignons au troisième étage et des cactus au deuxième. La Centrale agricole est voisine d’un Canadian Tire, dans un quartier peu reconnu pour sa verdure, où l’économie circule à coups de récupérations et d’investissements ciblés. La Centrale agricole est un modèle coopératif où les membres, 19 pour le moment, partagent des espaces, des connaissances et des services – par exemple, un parc de véhicules électriques, qui sera bientôt plus grand. L’économie circulaire est une pratique commune essentielle et le sera pour les nouveaux venus, car la Centrale a une poussée de croissance : elle devrait passer de 75 000 pieds carrés actuellement à plus de 130 000 pieds carrés, à court terme.

En savoir plus
  • 21 %
    Augmentation du nombre de fermes urbaines au Québec, entre 2020 et 2021
    source : Carrefour de recherche, d’expertise et de transfert en agriculture urbaine
    12
    Une douzaine d’entreprises agricoles commerciales ont cessé leurs activités en 2021, dont sept avaient moins de cinq ans.
    source : Carrefour de recherche, d’expertise et de transfert en agriculture urbaine