La flexibilité du télétravail postpandémie n’a pas diminué la charge de travail ni le nombre d’heures passées au boulot, au contraire. Le temps consacré aux activités professionnelles a augmenté, tout comme la charge de travail, et ce, peu importe le secteur et le niveau hiérarchique. Épuisés, vous dites ?

En moyenne, la semaine de travail s’est allongée de 3,3 heures par semaine depuis la pandémie, selon une étude réalisée par la chercheuse Caroline Biron, du Centre d’expertise en gestion de la santé et de la sécurité du travail de l’Université Laval, et dont les résultats seront publiés sous peu.

Une autre étude récente, parrainée par le Bureau national de recherches économiques des États-Unis, suggère que la journée de travail moyenne s’est allongée de 48 minutes… et que le temps passé en réunion a augmenté de 13 %.

Celles-ci s’enfilent à un rythme plus rapide, sans laisser beaucoup de temps aux gens pour souffler. « On n’a plus beaucoup de temps pour réfléchir, pour dialoguer, pour planifier, explique Jean-Pierre Brun, professeur émérite de management à l’Université Laval. Le temps s’est à la fois accéléré et compressé. »

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Jean-Pierre Brun, professeur émérite de management à l’Université Laval

Un exemple de l’impact de ces réunions perpétuelles ? Le manque d’espace pour gérer les imprévus. « La personne qui est prise en réunions mur à mur, deux ou trois semaines à l’avance, n’a plus de marge de manœuvre pour gérer un imprévu, dit Pierre-Sébastien Fournier, professeur titulaire et directeur du département de management de l’Université Laval. Sa solution est alors de s’ajouter une réunion à 6 h du matin ou à 21 h le soir. »

L’hyperdisponibilité des travailleurs leur joue un tour : les demandes (et les attentes qui y sont liées) ne cessent d’augmenter… et les ressources pour soutenir ces demandes ne suivent pas toujours. « Il y a trop de demandes formulées aux travailleurs et ceux-ci manquent de temps, indique M. Brun. Il faudrait arrêter de penser que toutes les demandes sont gratuites et ne pas sous-estimer le temps qu’il faut pour faire les choses, et bien les faire ! »

Il suggère de mettre les choses au clair en équipe et d’en faire une discussion collective. « Si quelqu’un est débordé et qu’en temps individuel avec le patron, il se fait enlever une tâche ou une responsabilité pour le soulager, mais que c’est donné à quelqu’un d’autre, ça ne change pas grand-chose… »

L’intelligence artificielle à l’aide ?

Selon Julie Dextras-Gauthier, professeure agrégée au département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval, l’intelligence artificielle (IA) pourrait venir soulager les travailleurs à cette étape. « La vision optimiste de l’IA, c’est qu’elle va permettre aux gens de se décharger de tâches qui prennent du temps, qui sont répétitives ou qui ont moins de valeur ajoutée », note-t-elle.

Et la vision pessimiste ? L’IA va prendre de plus en plus de place et va remplacer les travailleurs. « Elle pourrait nous aider… ou nous nuire. Cela va dépendre de son utilisation et des balises qu’on y met », résume Mme Dextras-Gauthier.

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Julie Dextras-Gauthier, professeure agrégée au département de management de la Faculté des sciences de l’administration de l’Université Laval

Pour le moment, la relève est rare et les projets s’accumulent. Le professeur Pierre-Sébastien Fournier le remarque : l’état d’urgence créé par la pandémie est terminé, mais la cadence de travail est demeurée intense – et à cela s’ajoute, depuis environ un an, le retour de l’innovation et du développement de nouveaux projets.

« Les cadres écopent beaucoup, dit-il, et si le gestionnaire ne va pas bien, cela a un effet direct sur la santé et la sécurité de son équipe. »

Il souligne également que cet état d’être constamment débordé mène à l’épuisement, au roulement de main-d’œuvre, à des départs hâtifs en préretraite et à des problèmes de santé mentale. « Entre 35 et 45 % des employés souffrent de détresse psychologique au Québec », rappelle M. Fournier.

Dans ce contexte, prendre du temps pour soi est primordial. Et il faut parfois être radical, croit le professeur de management Jean-Pierre Brun. « Il faut sanctuariser le temps pour soi, affirme-t-il. Ça veut dire établir des frontières franches entre la vie personnelle et professionnelle et s’accorder un temps de récupération. Par exemple, on ferme son ordinateur la fin de semaine et on ne regarde pas ses notifications. »

À ceux qui prévoyaient une société des loisirs dans le futur, le professeur Pierre-Sébastien Fournier a une mauvaise nouvelle : le télétravail et la confusion entre la vie personnelle et professionnelle viennent tuer le concept une bonne fois pour toutes. « C’est le dernier clou dans le cercueil de la société des loisirs », conclut-il.