Que font les maraîchers, la nuit ? Ils vendent !

Malgré des récoltes décevantes, une quarantaine de producteurs se rendent toutes les nuits dans un grand marché montréalais où se vendent leurs fruits et légumes.

L’été et ses aléas climatiques compliquent la vie de certains producteurs maraîchers québécois qui ont des retards dans leurs semis ou perdent carrément leur coriandre et leurs melons qui pourrissent dans les champs, parce qu’il y a trop d’eau.

Cela ne peut pas les arrêter : la nuit, la Place des producteurs est pleine de vie, de fruits et de légumes. L’endroit n’est pas connu des consommateurs, qui n’y ont pas accès.

L’Association des producteurs maraîchers du Québec a acquis un bâtiment entrepôt du boulevard Pie-IX, au nord de la Métropolitaine en 2020, en collaboration avec le distributeur de fruits et légumes Bono. L’endroit a été acheté et rénové au coût de 51 millions, selon l’information transmise par l’Association, qui gère seule et indépendamment la portion marché.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Les producteurs québécois ont cédé leur bail au Marché Central de Montréal pour déménager plus à l’est, dans cet immense frigo. Et devenir propriétaire de leur marché.

La clientèle a été très fidèle lors du déménagement du Marché Central. Le modèle d’affaires permet de couper les intermédiaires et de trouver des produits qui arrivent directement des champs.

Patrice Léger Bourgoin, directeur général de l’Association des producteurs maraîchers du Québec

Toujours selon le regroupement, les producteurs québécois y vendent entre 15 et 20 millions de marchandises par année. Une quarantaine de maraîchers y louent des espaces.

Il s’agit d’un véritable marché, où se vendent les melons, les bleuets, les oignons, l’ail et les brocolis qui ont été cueillis le jour même dans les champs – ou la veille, selon l’heure à laquelle se pointe l’acheteur. Car le gros des activités se passe la nuit. Les producteurs remplissent leurs camions en soirée et prennent le chemin de la ville. Une partie des transactions a été conclue avant l’arrivée de la marchandise, mais certaines négociations se font sur place.

Pour les détaillants, qu’il s’agisse de fruiteries, de distributeurs ou de marchés publics, c’est l’occasion de tout acheter, sous le même toit ; pour les producteurs, de parler avec leurs clients et de les informer de l’état des récoltes.

De l’avis général, la saison 2023 est mauvaise – ce que quiconque s’intéresse à la météo aura déjà deviné.

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En saison, une grande partie du marché est réservée exclusivement aux produits québécois.

La pluie, toujours la pluie

Alain Guinois n’hésite pas à parler des pires conditions climatiques de sa carrière, lui qui vend ses légumes depuis 34 ans au marché des producteurs – il était au Marché Central avant 2020.

Le fermier de Saint-Jacques-le-Mineur se rappelle la grande sécheresse de 1988 – qui avait coupé l’herbe sous le pied de nombreux producteurs. Cette année, c’est l’inverse : trop d’eau. Alain Guinois estime qu’il a perdu plus de la moitié de sa production.

C’est extrêmement difficile. On espère qu’il va arrêter de pleuvoir.

Alain Guinois, fermier

L’assurance récolte pourra compenser en partie les pertes, mais pas toutes, car certaines cultures ne sont pas assurables. C’est le cas des fines herbes de la ferme maraîchère A. Guinois et Fils.

Dans l’espace juste en face, Yannick Lefrançois a aussi de la difficulté avec une partie de ses produits. Ironiquement, ce sont les melons d’eau qui souffrent le plus de ce surplus de pluie, à la ferme familiale de Saint-Rémi, en Montérégie. Les cantaloups, par contre, sont beaux.

Lieu de rencontres

Pour les vendeurs, le modèle de la Place des producteurs est très pratique, mais est néanmoins exigeant. Tous les producteurs rencontrés sur place lors de notre visite admettent travailler sept jours sur sept durant la saison, dont six nuits passées à Montréal, à vendre leurs récoltes.

Beaucoup avouent faire une centaine d’heures de travail par semaine, durant l’été.

« On essaie d’avoir de la fraîcheur pour que nos clients puissent conserver les légumes et les revendre avec la meilleure qualité possible. », dit Pierre Bastien, producteur de brocoli, de courge et de chou-fleur de couleur.

« C’est dur pour tout le monde cette année, admet-il. Même ceux qui revendent : les prix fluctuent et la qualité est parfois moins bonne. On a eu beaucoup de difficulté avec les fraises. On a perdu beaucoup de brocoli. »

Le rendement est beaucoup plus faible cette année. Les produits québécois vont être moins disponibles.

Pierre Bastien, maraîcher, Saint-Lin–Laurentides

« L’année n’est pas finie, alors on est encore optimiste », nuance toutefois Pierre Bastien, qui vend ses légumes de nuit depuis 40 ans. Aussi exigeant soit-il, le modèle lui plaît. Le contact avec les acheteurs. Les mêmes visages qui se croisent. Certaines amitiés qui se nouent.

Depuis quatre décennies, certaines choses ont changé, dit-il, dont le fait qu’il y a moins d’acheteurs aujourd’hui, mais ils achètent de plus gros volumes.

À la Place des producteurs, on croise beaucoup de maraîchers qui viennent chercher de la marchandise pour compléter leurs stocks.

C’est le cas de Pierre Boudrias, producteur à Sherrington et vendeur au marché de La Prairie.

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« C’est un raccourci pour moi, venir ici, dit Pierre Boudrias. Je n’ai pas besoin de courir d’un producteur à l’autre avec mon camion. Tout le monde est rassemblé, c’est facile et on a une relation directe. »

« On est capables de bien expliquer aux clients les différences de prix, dit-il. Les fraises, par exemple. On a commencé la saison à 20 $ la crate et c’est passé à 50 $ la crate. Dans ces cas-là, il faut donner de bonnes explications. »

Pierre Boudrias se permet même de conseiller à sa clientèle le meilleur moment pour faire les provisions. Un exemple : c’est la semaine prochaine qu’il faudra acheter les bleuets, dit le maraîcher, et faire ses provisions de confitures.

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Jean-François Leduc, de Salaberry-de-Valleyfield, vient s’approvisionner à la Place des producteurs de Montréal. En saison, il travaille sept jours sur sept à son kiosque en bord de rue. Dans la nuit de mercredi à jeudi, il avait notamment mis la main sur des pêches de l’Ontario, très prisées de sa clientèle.

Les dernières transactions se font alors que le soleil se lève et entre 7 h et 8 h, la place se vide, tranquillement.