Les engagements de l’industrie pour atteindre la carboneutralité en 2050 ne se réaliseront probablement pas, estiment les experts interrogés par La Presse, mais ils sont néanmoins utiles pour pouvoir avancer sur une route qui s’annonce longue et chaotique.

« Il y a des promesses moins crédibles que d’autres », dit Normand Mousseau, directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal.

« Ça dépend du sérieux de la démarche et des moyens qu’on veut prendre pour y arriver, explique-t-il. Dans plusieurs cas, les technologies envisagées n’ont pas encore été développées à grande échelle. »

C’est par exemple ce que fait l’industrie pétrolière canadienne qui mise sur le captage et le stockage du carbone. Normand Mousseau croit que ni les milliards en investissement annoncés pour développer cette solution ni ses résultats ne se matérialiseront.

Vouloir décarboner la production de pétrole est tout simplement « absurde », estime de son côté Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal. « Pourquoi investir pour décarboner un produit qu’on ne veut plus consommer ? », demande-t-il.

Selon lui, il n’est pas logique de s’engager à la fois à décarboner et à produire toujours plus. « Ce n’est pas crédible », dit-il.

Le secteur aérien, par exemple, a un objectif de carboneutralité en 2050 tout en prévoyant une hausse considérable du nombre de passagers transportés. Ça n’arrivera pas, « à moins que le père Noël existe », dit Mehran Ebrahimi, professeur à l’Université du Québec à Montréal et directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile.

Ce n’est pas envisageable. Je comprends que l’industrie [aérienne] veut tendre vers la carboneutralité, mais prendre des engagements pour 2050 relève plus du marketing que de la réalité.

Mehran Ebrahimi, directeur de l’Observatoire international de l’aéronautique et de l’aviation civile

Selon lui, le mouvement anti-avion prend de l’ampleur dans le monde et l’industrie aérienne est sous pression pour réduire son empreinte carbone.

Le secteur du transport aérien met de l’avant des carburants pour remplacer le kérosène et diminuer ses émissions de gaz à effet de serre (GES).

C’est une solution qui n’est pas viable, soutient Mehran Ebrahimi. À grande échelle, la production de carburants d’avion durables exige des ressources considérables pour récolter la matière première, l’huile de cuisson ou autres, la traiter et la transporter, explique-t-il.

« Ça prend de l’énergie et des milliers de camions », qu’il faut mettre dans l’équation.

Mehran Ebrahimi est d’avis que la décarbonation du transport aérien ne passe pas par le carburant d’avion durable, mais par un ensemble de petites solutions qui, une fois mises ensemble, feront une différence.

Plusieurs recettes, peu d’ingrédients

Beaucoup de stratégies qui doivent mener à la décarbonation misent sur des technologies éprouvées mais encore peu disponibles. L’ingrédient de plusieurs recettes risque d’être difficile à trouver, comme l’électricité.

Il faudrait augmenter la capacité de production actuelle de 50 % pour répondre à la demande générée par la transition énergique, estimée 100 térawttheure mégawatts par Hydro-Québec.

Les biocarburants ainsi que le gaz naturel et le diesel renouvelables, dont la production n’augmente pas au même rythme que la demande, sont d’autres ingrédients qui risquent de manquer.

C’est la même chose pour l’hydrogène, qui est au cœur de la stratégie de décarbonation de l’industrie lourde, comme les aciéries.

L’hydrogène fera certainement partie de la solution dans les secteurs difficiles à électrifier, mais ce ne pourra pas être la seule solution.

Bruno Pollet, directeur de la Chaire de recherche du Canada sur la production d’hydrogène vert de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

D’abord, il n’y aura pas assez d’hydrogène vert pour répondre aux besoins, explique-t-il. Le Québec produit actuellement 3000 tonnes d’hydrogène vert par année et il y a actuellement des projets pour en produire 130 000 tonnes par année.

Le gouvernement du Québec, par la voie du ministre de l’Économie Pierre Fitzgibbon, a déjà fermé la porte de la filière de production d’hydrogène vert parce qu’elle exige trop d’électricité pour les capacités de production d’Hydro-Québec.

L’autre défi est le coût élevé de l’hydrogène, qui augmentera les coûts de production des entreprises, souligne Bruno Pollet. « Même si l’hydrogène est disponible, ça coûte très cher », dit-il.

Dans certains secteurs, comme les aciéries, « cela a du sens de se tourner vers l’hydrogène, mais dans d’autres, comme le transport lourd, je ne suis pas sûr », avance le spécialiste.

Et la concurrence ?

Les efforts de décarbonation pourraient bien se heurter à la logique de la compétitivité, surtout dans le secteur des produits de base qui se vendent sur les marchés internationaux.

Une entreprise comme Rio Tinto espère que l’aluminium qui sera produit avec la technologie carboneutre Elysis sera acheté à un prix plus élevé par des clients soucieux de leur empreinte carbone.

Nouveau Monde Graphite, qui a un projet de mine de graphite 100 % électrique et qui veut traiter ce graphite pour en faire un matériau de batterie dans une usine carboneutre à Bécancour, croit aussi que ses clients paieront plus cher pour un produit « propre », dit Julie Paquet, porte-parole de l’entreprise.

L’entreprise ne cache pas que l’appui du gouvernement du Québec, en capital-actions et en subventions, est indispensable à la réalisation de ses ambitions environnementales.

L’apport de fonds publics est d’ailleurs en filigrane dans toutes les stratégies de carboneutralité des entreprises, grandes ou petites.

« Ça prendra des subventions, admet Normand Mousseau, dans un horizon défini dans le temps. » Il faut surtout un plan d’ensemble, ce que le Canada et le Québec n’ont pas, selon lui, contrairement à l’Europe.

Selon lui, la bonne recette vers la décarbonation pourrait être calquée sur celle qui assure le succès de la voiture électrique : un mélange de technologie, de mesures contraignantes, comme l’interdiction de la vente de voitures à essence, et de subventions.

Même si elles ne se réalisent pas, les stratégies des entreprises ne seront pas inutiles, estiment nos interlocuteurs : il faut commencer quelque part et elles ont le mérite de montrer le chemin.