Un juge de la Cour supérieure fustige les représentants de riches Français qui cachent leurs milliards au Canada. Dans une décision cinglante, il renvoie dos à dos deux groupes de financiers et d’avocats montréalais qui se disputaient la gestion de ces fortunes. Il assène du même coup une sévère critique des stratagèmes qui exploitent les lois du pays pour cacher des fonds étrangers.

« Le Canada est-il devenu un paradis fiscal ? C’est du moins ce qu’en pensent les acteurs de la présente affaire », déclare d’entrée de jeu le juge Bernard Synnott, au terme de procédures lancées par le financier Alain E. Roch. Cet ex-banquier suisse est le fondateur de Gestion de patrimoine Blue Bridge inc., société qui gère à partir du Québec les milliards de familles souhaitant fuir l’impôt français sur la fortune, bien à l’abri dans des trusts ontariens.

À l’origine, la poursuite de Roch visait à récupérer la gestion de cinq de ces structures, et les millions en frais de gestion qui les accompagnent. Devant lui, les avocats Delphine Doron et Nicolas Schakowskoy, ainsi que les financiers Minh Tuan Anh Nguyen et Stéphane Joseph Daniel Hermosilla. De leur côté, ceux-ci demandaient au contraire de confirmer le transfert de ces clients chez eux et d’invalider de faux documents qu’aurait produits Roch.

« Vanité et appât du gain »

Les deux clans s’accusaient mutuellement de pratiques déloyales visant à tirer profit de leur lucrative clientèle française, mais le juge Synnott rejette presque toutes leurs demandes et brosse un portrait caustique des deux parties et de leurs pratiques.

« La vanité, l’appât du gain et le mépris qu’elles entretiennent les unes pour les autres les amènent à s’adresser au Tribunal et à se moquer des conséquences d’un procès public qui permet d’exposer au grand jour leur participation à un stratagème d’évitement fiscal abusif ou d’évasion fiscale, voire peut-être même de fraude fiscale face au fisc français », décoche-t-il.

Le juge Synnott relève que « chacune des parties participe ou a participé, de près ou de loin, à un vaste simulacre permettant de cacher dans plus de 300 trusts canadiens des milliards de dollars appartenant à de riches familles françaises qui n’ont aucun lien avec le Canada ».

Le magistrat relate comment Roch et sa société Blue Bridge ont fait transférer au pays à partir de 2009 la fortune de ces ressortissants de l’Hexagone, auparavant cachée dans des paradis fiscaux. « Puis, à compter de 2011, tout est transféré de Singapour au Canada parce que l’on craint une obligation de divulgation de la part de cette cité-État. »

« Ces milliards sont, comme par hasard, tous rattachés à de riches familles françaises qui, sans se connaître, ont toutes découvert dans un moment d’épiphanie les vertus incontestables des trusts canadiens et, bien sûr, de Blue Bridge », ironise le juge Synnott.

Il souligne que Roch et Blue Bridge ont également tenté d’obtenir des ordonnances de mise sous scellés, de confidentialité et de non-divulgation sur les bénéficiaires des trusts et les sommes qu’ils abritent.

« Cela va de soi puisqu’ils veulent protéger ceux qui cachent leurs actifs au fisc derrière le camouflage des trusts. » Sans anonymat, « le château de cartes s’écroule, emportant avec lui les revenus de Roch et de Blue Bridge ».

Le juge oppose une fin de non-recevoir à cette demande de discrétion.

Le magistrat note qu’il aurait volontiers prononcé de telles ordonnances « dans la mesure où l’on [aurait] cherché à protéger les intérêts légitimes de tiers ». Or, « les parties et les tiers qu’ils représentent via des trusts ont tous sciemment participé à un stratagème qui suscite l’étonnement et qui, nous l’avons vu, ne paraît pas légitime ».

« Blanchiment » et « lessivage des preuves »

« Selon les “vœux” de certains bénéficiaires, Blue Bridge blanchit des millions de dollars appartenant à certains trusts, par le truchement de dons versés à des fondations au nom de Blue Bridge. Cela permet de cacher l’identité du véritable donateur (le trust), et ultimement de dissimuler l’identité des personnes derrière le don », souligne le juge Synnott.

Il décrit le « lessivage des preuves » auquel s’adonnent les deux clans avec leurs clients. Le magistrat cite notamment Delphine Doron, qui a elle-même expliqué lors d’un interrogatoire hors cour comment elle « détruit » et « jette » des ordinateurs pour « protéger » l’identité de ses clients.

PHOTO CHESS AVOCATS

Delphine Doron, des cabinets McGill Avocats à Montréal et Chess Avocats à Paris

L’avocate, inscrite aux barreaux de Paris et du Québec, savait très bien ce qu’elle faisait, puisqu’elle a admis que « les trusts, en droit fiscal français, sont considérés comme de l’évasion fiscale ». « Moins il y a de traces, mieux on se porte », a-t-elle précisé en interrogatoire.

« Malgré tout, devant un juge de plus en plus perplexe et incrédule, les parties persistent au procès à soutenir l’insoutenable : toute l’opération est, l’avons-nous dit, des plus légales, écrit Bernard Synnott. De toute façon, plaide-t-on, cela ne concerne pas le Tribunal puisque les questions qui lui sont soumises ne sauraient permettre de s’immiscer dans de si vertueuses affaires. »

Des clients bien au courant

Bernard Synnott a aussi un mot pour les clients de Blue Bridge et du cabinet montréalais de Delphine Doron, McGill Avocats.

« Tout comme les parties au présent litige, les familles derrière les trusts agissent en toute connaissance de cause, puisque lorsque l’étau du fisc français se resserre suffisamment autour de l’une d’elles, celle-ci s’empresse de recourir au système de divulgation volontaire établi en France, écrit-il. L’on évite alors de devoir payer des pénalités au fisc qui, à une certaine époque, pouvaient atteindre des dizaines, voire des centaines de millions d’euros. »

D’ailleurs, Paris réclame les informations complètes sur ces structures en vertu de ses ententes internationales de coopération en matière d’impôt avec le Canada. En décembre 2021, la Cour suprême a confirmé que la société devait dévoiler l’identité de ses bénéficiaires à la République, ainsi que le rapportaient La Presse et d’autres médias.

Lisez « Blue Bridge doit dévoiler les informations sur ses riches clients français »
En savoir plus
  • 2,7 millions
    Somme qu’a dépensée le clan de Delphine Doron en frais judiciaires pour ce procès. Des fonds provenant de cinq trusts que son partenaire Minh Tuan Anh Nguyen administre. « S’agissant de l’argent des autres, pourquoi pas ? », écrit le juge Bernard Synnott dans son jugement.
    Source : Jugement de la Cour supérieure