Une firme montréalaise spécialisée dans les fiducies sera obligée de transmettre à Paris les informations sur les riches clients français qui lui ont confié leurs millions, à l’abri de l’impôt sur le capital, confirme un jugement de la Cour suprême rendu jeudi.

La Société de fiducie Blue Bridge a épuisé tous ses recours. Le plus haut tribunal du pays refuse d’entendre son appel de décisions des cours fédérales inférieures. Elles permettent au Canada d’envoyer à la France l’information complète sur les 14 fiducies qu’administre cette firme, propriété du Montréalais d’origine suisse Alain E. Roch.

Au Canada, une ordonnance de confidentialité de la Cour fédérale interdit aux médias d’identifier les riches contribuables impliqués, mais pas en France. Le jugement survient d’ailleurs trois jours après la publication dans Libération d’une vaste enquête sur le recours aux fiducies de Blue Bridge par de grandes fortunes de l’Hexagone.

Le quotidien parisien nomme une série de clients fortunés de la société à Montréal, dont une célèbre famille active dans l’industrie française du cinéma, des artistes ainsi que des descendants de riches familles d’industriels et d’aristocrates d’outre-Atlantique.

Selon Libération, Blue Bridge aurait servi à mettre pas moins de 4 milliards d’euros (près de 6 milliards de dollars) à l’abri dans des fiducies québécoises. Ses riches clients les auraient utilisées pour échapper à l’impôt sur la fortune de l’Hexagone.

Lisez un article citant le magazine français Capital sur cette affaire

PHOTO TIRÉE DU SITE DE BLUE BRIDGE

Alain E. Roch

Le Journal de Montréal avait aussi traité de cette affaire dans des articles à partir de 2019, mais sans pouvoir mentionner le nom des contribuables français non plus, étant donné l’ordonnance de confidentialité canadienne déjà en vigueur à l’époque.

Alain Roch, l'avocat Jules Brossard et Blue Bridge avaient aussi fait les manchettes lors de la publication des Panama Papers, en 2016. Le Toronto Star les avait identifiés parmi les principaux intermédiaires canadiens du cabinet panaméen Mossack Fonseca, au centre des révélations de l’International Consortium of Investigative Journalists sur l’évasion fiscale.

Une décennie de démarches

La France s’intéresse depuis 2012 aux fiducies que géraient alors Alain Roch et Jules Brossard, dans le cadre de vérifications fiscales. La République réclame les informations complètes sur ces structures en vertu de ses ententes internationales de coopération en matière d’impôt avec le Canada.

Alain Roch, Jules Brossard et Blue Bridge ont d’abord partiellement collaboré avec les autorités. À partir de 2016, ils ont toutefois multiplié les recours auprès de différents tribunaux pour éviter d’avoir à transmettre ces informations. En substance, leurs avocats plaidaient que les lois locales leur interdisent de communiquer ces renseignements à la France et que ce pays n’avait pas le droit d’imposer le capital de fiducies canadiennes.

En 2020, la Cour fédérale a donné raison à Ottawa, qui réclamait ces informations pour la France. La société Blue Bridge a cependant contesté la décision à la Cour d’appel, puis à la Cour suprême, où elle vient également de perdre.

Pas de commentaires

Alain Roch n’a pas voulu commenter. Son représentant au cabinet de relations publiques National, Daniel Richard, a toutefois fait parvenir à La Presse des réponses « acheminées à Libération récemment ».

Ces notes précisent notamment que le Parquet national financier français, qui enquête sur la grande criminalité économique, s’est entretenu avec Alain Roch en décembre 2019, mais sans dire à quelles fins. « Il ne serait pas approprié pour nous de spéculer sur les raisons ayant mené à l’interrogatoire de M. Roch en décembre 2019 », mentionne l’une des réponses.

Le texte explique cependant qu’un litige en cours en France vise à déterminer si la République peut exiger de l’impôt sur la fortune à une fiducie canadienne.

« Indignation » à Paris

Le ministre français de l’Économie, Bruno Le Maire, avait fait part de son « indignation » concernant cette affaire, après la parution des articles de Libération.

« Je partage votre indignation sur la question soulignée par l’ISF et sur le contentieux que nous avons avec les trusts canadiens », a déclaré Bruno Le Maire en réponse à une question d’un député devant la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale, selon l’Agence France-Presse.

Il assure avoir « lancé toutes les procédures depuis plusieurs années » pour « obtenir les informations de la part des autorités canadiennes ».

Une enquête de l’AMF a échoué

L’Autorité des marchés financiers a commencé à enquêter dès 2015 sur une société d’Alain E. Roch qui aurait géré les milliards de ses clients sans permis pendant des années, mais elle n’a finalement jamais déposé d’accusations.

La firme en question, Gestion de patrimoine Blue Bridge, détient la Société de fiducie Blue Bridge, visée par les demandes du fisc français sur ses riches clients.

« Des vérifications nombreuses et détaillées sur une période de deux ans s’en sont suivies auprès des autorités fiscales et des corps policiers pour faire la lumière sur ces allégations, explique Sylvain Théberge, directeur des communications, dans un courriel à La Presse. L’Autorité a également confié à une firme indépendante d’experts-comptables le mandat de valider que les contrôles internes mis en place par Gestion de patrimoine Blue Bridge étaient suffisants pour assurer le respect par celle-ci de ses obligations fiscales. »

Au terme de cette enquête, « aucune infraction n’a été relevée et aucune des allégations reçues n’a pu être démontrée », écrit le porte-parole.

En 2018, Blue Bridge et l’organisme ont pourtant signé une « entente de normalisation », où la firme d’Alain E. Roch reconnaissait « avoir eu recours à une pratique illégale des activités de société de fiducie », explique l’Autorité (AMF). « Cette entente était assortie d’une pénalité administrative de 180 000 $, un montant établi en fonction des lois en vigueur à l’époque », précise Sylvain Théberge.

Le chien de garde de l’industrie financière n’explique pas pourquoi son enquête a échoué, alors que Blue Bridge a finalement reconnu avoir géré des fiducies sans droit. Depuis la signature de l’entente, la firme peut mener ses activités en toute légalité.

Contacté à ce sujet, le cabinet du ministre des Finances Eric Girard, responsable de l’AMF, a d’abord souligné que l’entente entre Blue Bridge et l’Autorité était intervenue sous la gouverne de l’ancien ministre libéral Carlos Leitão. Sa photo illustrait d’ailleurs un article de Libération le 14 décembre intitulé « Au Québec, l’étrange passivité des autorités de contrôle ».

Outre cette remarque, le cabinet du ministre Eric Girard a envoyé par courriel exactement les mêmes informations que l’AMF.

Avec l’Agence France-Presse