Est-ce le rôle du conseil, des dirigeants, des actionnaires ou des fonds de placement ?

Soudainement, tout a changé. Les dirigeants et les conseils d’administration des sociétés ouvertes doivent, avec plus ou moins d’enthousiasme, composer avec les attentes, pressions et desiderata des grands fonds de placement, lesquels ont développé une conscience sociale tardive en matière d’environnement et d’enjeux sociétaux.

L’intérêt économique des actionnaires, hier encore objectif dominant sous le vocable de « création de valeur pour les actionnaires », est maintenant subordonné à des obligations d’un tout autre ordre.

Il ne suffit plus pour l’entreprise de respecter rigoureusement les règles et devoirs imposés par les législateurs, mais sous la houlette des grands fonds de placement, il lui faut maintenant faire siennes les préoccupations de toute la société civile.

Les fonds indiciels, ces immenses fonds dits « passifs » parce que leur gestion n’implique aucun choix de titres, mais seulement une reproduction fidèle de la performance des grands indices boursiers, disent répondre aux souhaits de leurs clients nouvellement conscientisés en imposant aux entreprises des cibles environnementales et d’autres objectifs non économiques comme condition à leur appui aux membres actuels du conseil.

Pour bien cerner l’ampleur de la question, il faut une juste appréciation de ce que représentent ces fonds indiciels, souvent négociés en Bourse (FNB).

Selon les données compilées par Bloomberg Intelligence, une entreprise du S&P 500 voyait en moyenne 21,2 % de ses actions détenues par de tels fonds au printemps 2022.

Les sommes investies fournissent au Big Three — groupe composé de BlackRock, Vanguard et State Street – un pouvoir d’influence hors du commun.

Selon différentes études, les trois gestionnaires contrôlent en moyenne près de 25 % des votes enregistrés (donc en excluant les votes non exercés) aux assemblées annuelles des firmes du S&P 500, et constituent collectivement le plus important actionnaire de près de 90 % d’entre elles.

Ces fonds dits passifs, à la demande de leurs clients, disent-ils, sont donc devenus très proactifs, voire agressifs, voulant imposer aux entreprises des objectifs et des politiques en matière d’environnement et d’enjeux sociétaux.

  1. Ces fonds sont-ils aussi proactifs qu’ils le prétendent ?
  2. Sur la base de quelles données ces fonds indiciels affirment-ils qu’ils ne font que répondre aux attentes de leur clientèle ?

Pertinente pour la première question, une récente étude de Bebchuk et Hirst révèle que sur une période de trois ans, aucun dialogue n’a été engagé avec 92,5 % des sociétés dont les actions étaient détenues dans le portefeuille des membres du Big Three.

Cela n’est guère étonnant considérant que les trois firmes ne comptaient chacune, en moyenne, que 26 employés attitrés aux questions d’intendance pour analyser les documents de plus de 12 200 sociétés détenues dans leurs différents portefeuilles dans le monde.

Étrangement, toutefois, si ces fonds indiciels sont d’abord un véhicule d’investissement, une analyse révèle qu’aucune demande formulée lors d’engagements directs de représentants du Big Three auprès des dirigeants de société ne portait sur des questions en lien avec leur performance financière.

Quant à la deuxième question, elle demeure pour le moment sans réponse. Toutefois, il est indubitable que par ses interventions hautement médiatisées prônant un changement radical d’orientation pour les sociétés ouvertes, le président de BlackRock jouit d’un leadership informel considérable en ces matières.

Le fait que le Big Three n’exerce pas encore pleinement toute l’influence dont il pourrait se prévaloir tient sans doute du risque que l’enjeu de sa légitimité ne soit soulevé.

Déjà qu’en annonçant annuellement les préoccupations sociales et environnementales que devraient privilégier les dirigeants des grandes sociétés cotées, en influençant les résultats des votes sur des propositions d’actionnaires — de plus en plus nombreuses et portant de plus en plus sur d’autres questions que celles liées aux affaires —, ces grands gestionnaires adoptent des positions qui peuvent différer de celles des épargnants qui leur confèrent cette influence.

Ainsi, l’ancien juge en chef de la Cour suprême du Delaware, Leo E. Strine Jr., s’attaque depuis quelques années au fait que les gestionnaires de fonds prennent des positions souvent controversées sans avoir vérifié si tous leurs clients partageaient leurs orientations.

Charlie Munger, codirigeant de Berkshire Hathaway, a publiquement manifesté sa crainte que le Big Three ne devienne un nouveau centre de pouvoir en gouvernance, qualifiant ses dirigeants de nouveaux « empereurs ». Bernie Sanders, champion de la gauche américaine, a pour sa part qualifié le pouvoir d’influence de ces gestionnaires de fonds d’« obscène » en juillet dernier.

Quand un sujet permet de rallier des acteurs aux philosophies politiques aussi variées, les préoccupations qu’ils soulèvent sont probablement fondées… et les gestionnaires de fonds indiciels devraient prendre garde.