L’inflation qui gruge le pouvoir d’achat des consommateurs et la pénurie de main-d’œuvre ont déclenché une « tempête parfaite » dans le marché du travail qui se répercute sur les moyens de pression, les grèves et les lock-out. Les règles du jeu ont changé lorsque vient le temps de négocier une convention collective.

« Je n’ai pas vu une telle ébullition depuis très longtemps », lance Éric Lallier, avocat en droit du travail et associé de Norton Rose Fulbright Canada. « Dans les milieux où les pourparlers sont normalement harmonieux, il y a beaucoup de tension. Il y a des situations où c’est beaucoup plus complexe que ce que l’on anticipait. »

Après les trois premiers mois de l’année, le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale dénombrait 45 grèves et 2 lock-out – Groupe CRH et Rolls-Royce – pour un total de 47 conflits de travail. C’est presque quatre fois plus par rapport à la moyenne des trois dernières années sur une période comparable, selon les données fournies à La Presse.

Ce portrait était influencé par les 19 différentes accréditations du secteur ambulancier, qui étaient en débrayage – tout en poursuivant leurs activités puisqu’il s’agit d’un service essentiel – avant de conclure une entente de principe avec le gouvernement Legault le 7 mai dernier. Mais même en faisant abstraction des ambulanciers, les débrayages enregistrent une hausse marquée par rapport à la même période l’an dernier.

« Il n’y a plus de secteurs qui sont à l’abri, lance MLallier. On voyait des unités d’accréditation de cols blancs et cette menace ne planait pas. Elle existe maintenant. En 2022, il y a une évolution. »

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Lallier, avocat en droit du travail et associé chez Norton Rose Fulbright Canada

Il n’y a jamais eu un aussi gros rapport de force pour les travailleurs dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre.

Éric Lallier, avocat en droit du travail et associé de Norton Rose Fulbright Canada

L’avocat ne voit pas la situation se calmer à court terme. Après la période d’« attentisme » de la pandémie, où les travailleurs ont parfois accepté des reculs ou des gels de salaires pour traverser la crise, ceux-ci s’attendent à un retour du balancier, explique MLallier. Cela s’ajoute aux pressions inflationnistes qui ne montrent aucun signe d’essoufflement. En mars, les prix ont augmenté en moyenne de 6,7 % – un sommet depuis 1991.

Au Conseil du patronat du Québec (CPQ), les membres observent également cette « tempête parfaite » qui « favorise grandement » les travailleurs, souligne le président et chef de la direction de l’organisation, Karl Blackburn.

« Ça se passe bien quand les entreprises ont les moyens de payer, mais dans des entreprises des secteurs de la restauration et du tourisme, par exemple, on n’a pas la capacité de survivre à cette spirale inflationniste, affirme M. Blackburn. Dans certains cas, les hausses salariales sont bien au-delà de l’inflation. »

Un outil plus utilisé

Dans le contexte actuel, les travailleurs hésitent de moins en moins à se doter de mandats de grève – ce qui ne mène pas automatiquement à un débrayage – pour afficher leurs couleurs. Ces données ne sont pas compilées, mais les intervenants interrogés par La Presse disent l’avoir observé.

Les attentes des travailleurs sont élevées avant même le début des négociations, reconnaît Dominic Lemieux, directeur québécois du Syndicat des Métallos (affilié à la FTQ). À son avis, l’inflation change la donne.

« On le voit de plus en plus, raconte le dirigeant syndical. On va chercher une entente qui fait l’affaire du comité de négociations, mais qui est rejetée. Quand on arrive pour présenter l’entente de principe et que la même journée, l’essence bondit, ça peut faire dérailler une assemblée. »

Le son de cloche est similaire du côté de MLallier. Désormais, une entente de principe n’est plus synonyme de règlement.

« Les parties ne savent plus trop comment se comporter parce qu’elles ne savent pas comment les syndiqués vont réagir. Les habitudes d’il y a un an ou deux sont en train de changer. »

Des clauses inflationnistes

Aux tables de négociations, les contrats de travail tiennent de plus en plus compte de l’inflation. François Longpré, spécialisé dans le droit du travail au cabinet BLG, représente des employeurs. Sans révéler l’identité de ses clients, l’avocat dit avoir signé une première convention collective avec « une protection en cas d’inflation ».

Il y a l’inflation, la pandémie et des conflits de travail médiatisés où les syndiqués ont obtenu de gros résultats. Ça crée un réveil du pouvoir des travailleurs qui s’était en quelque sorte estompé dans les dernières décennies. Ça change le ton et les attentes des gens.

François Longpré, spécialisé dans le droit du travail au cabinet BLG

L’avocat fait allusion à deux conflits qui se sont retrouvés sous les projecteurs l’an dernier : les débrayages dans les abattoirs d’Exceldor (Saint-Anselme) et d’Olymel (Vallée-Jonction). Dans le premier cas, les travailleurs avaient obtenu des hausses salariales de 19,75 % réparties sur six ans. Dans l’autre, l’employeur avait consenti des augmentations de 26,4 %, dont 10 % la première année, échelonnées sur six ans.

MLongpré anticipe « un peu plus de militantisme » syndical tant que l’on n’aura pas tourné la page sur la pandémie, soit pour encore un an.

Des exemples de conflits et de situations tendues

Rolls-Royce Canada

PHOTO CHRIS RATCLIFFE, ARCHIVES BLOOMBERG

Un employé de Rolls-Royce travaille sur un moteur d’avion.

L’aéronautique n’est généralement pas synonyme de conflit de travail. Pourtant, les 530 syndiqués de Rolls-Royce Canada, qui effectuent de l’entretien de moteurs d’avion, sont en lock-out depuis le 15 mars dernier. Leur convention collective est venue à échéance en mars 2020 et les deux parties n’ont toujours pas trouvé une façon de dénouer l’impasse. Selon la partie syndicale, l’employeur veut mettre fin au régime de retraite à prestations déterminées et propose un gel des salaires pour les années 2020 et 2021.

Beneva

PHOTO ROCKET LAVOIE, LE QUOTIDIEN

Beneva fait dans l’assurance habitation et auto.

Insatisfaits des négociations avec leur employeur, plusieurs centaines d’employés de bureau chez l’assureur Beneva (SSQ assurances et La Capitale) ont tenu des journées de débrayage en mars dernier. Les trois unités syndicales ont fini par entériner l’entente de principe, le 28 avril dernier. L’augmentation de salaire pour 2022 était d’environ 5,8 % et la dernière année du contrat de travail comprend une clause d’ajustement contre l’inflation.

ArcelorMittal Produits Longs Canada

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Usine d’ArcelorMittal Produits Longs

Les activités du géant sidérurgique ont été perturbées pendant quatre semaines à Contrecœur et à Longueuil en raison d’une grève. Les quelque 800 syndiqués ont obtenu d’importants gains au terme de ce conflit de travail. Les augmentations de salaire atteignent 26 % au cours des six années de la convention collective. « C’était le meilleur contrat de travail en 60 ans et malgré tout, c’est passé à seulement 60 % », souligne Dominic Lemieux, directeur québécois du Syndicat des Métallos, pour illustrer les attentes des employés.

Sobeys

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Sobeys est propriétaire de l’enseigne IGA.

Trois mois. C’est la durée du débrayage des 190 travailleurs du centre de distribution automatisé de Sobeys, propriétaire de l’enseigne IGA. L’impasse a finalement été dénouée le 10 mai dernier. Les négociations n’ont pas été de tout repos. L’entente de principe entre le syndicat et l’employeur avait été rejetée le 11 avril dernier par les employés de l’établissement. Selon l’entreprise, les demandes syndicales représentaient une augmentation de 25 % des salaires.

Siemens

PHOTO EVGENIA NOVOZHENINA, REUTERS

Siemens négocie avec ses travailleurs de Drummondville.

La multinationale allemande a les moyens de ses ambitions, mais elle est dans une impasse avec ses travailleurs de Drummondville qui fabriquent des boîtiers électriques. Représentés par Unifor, les 200 syndiqués de l’usine viennent de se doter d’un mandat de grève alors que les négociations achoppent avec l’employeur sur les questions pécuniaires. Un potentiel conflit de travail plane sur le site. Siemens et Unifor négocient depuis environ quatre mois.