Une procédure visant à contrer la pénurie de main-d’œuvre en permettant d’engager des employés sans formation est critiquée

Syndicats et employeurs s’inquiètent de voir de plus en plus de travailleurs non qualifiés sur les chantiers de construction du Québec. À une semaine de la mise à jour économique du ministre des Finances, Eric Girard, la FTQ-Construction espère que le gouvernement corrigera la situation.

« Quand tu embauches un employé qui a fait 900 heures de cours, ce n’est pas la même chose que si tu prends quelqu’un qui aiguisait des patins la semaine d’avant au Canadian Tire », affirme en entrevue Franco Santoriello, copropriétaire de Santco.

Cet entrepreneur en coffrage de structures et superstructures de béton, qui emploie 550 personnes, avoue d’emblée parler « des deux côtés de la bouche ». Car la procédure de la Commission de la construction du Québec (CCQ) qui permet l’embauche d’un plus grand nombre de travailleurs sans formation ni diplôme – un processus qu’on appelle « l’entrée par l’ouverture des bassins » – vise à l’aider en ces temps de pénurie de main-d’œuvre.

« Oui, ça permet aux gens de rentrer dans l’industrie, mais ils ne sont pas qualifiés. C’est comme si on manquait de cardiologues et qu’on décidait de prendre des infirmières pour les remplacer », illustre-t-il.

« Quand tu arrives par bassin et que tu pars de rien, tu as intérêt à être travaillant, parce que la compétence n’est pas là », reconnaît Pierre-Louis Laliberté, qui a travaillé sur des chantiers de construction sans formation pendant un an avant de commencer son diplôme d’études professionnelles (DEP), en octobre dernier, à l’École des métiers et occupations de l’industrie de la construction de Québec.

PHOTO PATRICE LAROCHE, LE SOLEIL

Pierre-Louis Laliberté

« Quand je me suis mis à travailler dans une compagnie qui faisait du coffrage, où je devais faire des moules dans lesquels vont être reçus des mètres cubes de béton, je rentrais à la maison et je me sentais vraiment poche, dit-il. Pourtant, je constate aujourd’hui que ça fait partie des choses de base qu’on apprend dans la formation. »

En plus de la perte de productivité et des risques d’accident, M. Santoriello s’inquiète que « l’ouverture des bassins à répétition » vienne « diminuer la qualité de l’ouvrage ». « Au Québec, on est chanceux d’avoir une qualité d’employés qui est appréciée dans les autres provinces. Des employés qualifiés ajoutent de la valeur à ton entreprise », plaide-t-il.

Entrés par bassin, ils retournent aux études

M. Laliberté a quitté le domaine de l’événementiel en 2020, un secteur touché par la pandémie, pour s’adonner à sa nouvelle passion. Il a calculé que son DEP en charpenterie-menuiserie lui permettrait de voir tous les champs de compétence du métier en moins de temps que s’il apprenait « sur le tas par les bassins ». En plus, le gouvernement offrait des prestations pour la requalification dans un métier demandé, un incitatif pour ce futur père de famille.

Yannick Dion-Laberge a lui aussi choisi de s’inscrire au DEP en charpenterie-menuiserie après être entré par les bassins sur un chantier de construction, où il avait l’impression de ralentir le compagnon censé le former. « C’est plus rapide de rentrer par les bassins, mais si tu ne connais rien, c’est dur. Il y a un compagnon avec toi pendant trois ans, mais si tu ne poses pas beaucoup de questions, tu ne sais pas où tu t’en vas », explique-t-il en soulignant qu’il apprécie les discussions avec ses professeurs, qui lui donnent une perspective globale du métier et du marché du travail.

« Dangereux pour lui, mais aussi pour le public »

Depuis avril, huit mesures instaurées par le gouvernement augmentent la disponibilité de la main-d’œuvre sur les chantiers au Québec, dont l’une permettant à un compagnon de superviser deux apprentis plutôt qu’un seul. Cette mesure, combinée à l’entrée sans formation sur les chantiers, crée un dangereux débalancement, croit la FTQ-Construction.

« On ne veut pas que les viaducs tombent parce que la surveillance des apprentis n’est pas faite correctement sur les chantiers », soutient en entrevue Éric Boisjoly, directeur général de la FTQ-Construction.

« Tous les projets gouvernementaux, c’est nos taxes, donc le public qui va les payer, poursuit-il. Les contribuables veulent que nos ponts, nos viaducs, nos hôpitaux soient construits selon les normes. Quand quelqu’un rentre sans formation, il est dangereux pour lui, mais aussi pour le public. C’est aussi une question de santé et sécurité. »

À une semaine de la mise à jour économique du ministre des Finances, Eric Girard, la FTQ-Construction espère que le gouvernement se penchera pour vrai sur la formation des métiers de la construction afin d’assurer le maintien de la compétence dans l’industrie.

En 2020, ce sont 2500 charpentiers-menuisiers – le métier le plus répandu – qui sont entrés sur le marché du travail sans diplôme ni formation, tandis que 1400 arrivaient avec leur DEP, indique à La Presse la CCQ.

Moins de 10 électriciens et plombiers (tuyauteurs) sont rentrés par les bassins en 2020 tandis que plus de 1000 l’ont fait avec leur DEP en poche. La CCQ soutient qu’elle valorise l’obtention d’un diplôme avant tout.

Des outils dans le coffre

La FTQ-Construction a plusieurs outils dans son coffre à proposer au ministre. Par exemple, les travailleurs qui entrent par bassin ont l’obligation de suivre une petite formation de 30 heures pour maintenir leur carte de compétence.

« Au lieu de cette formation de 30 heures, on propose que ceux qui entrent par bassin aient l’obligation de suivre tous les modules du DEP dans n’importe quel métier. Donc les jeunes seraient moins enclins à lâcher l’école, parce qu’ils auraient l’obligation pendant les quatre ans d’apprentissage de retourner sur les bancs d’école pour faire leur module de DEP pendant les temps morts de la construction, deux ou trois mois par année », explique Éric Boisjoly.

L’Association de la construction du Québec (ACQ), qui représente 17 719 entreprises, note quant à elle le manque d’offre de formation dans certaines régions du Québec. L’ACQ a proposé au ministère de l’Éducation des formations tous les quatre ans dans des régions où la densité de la population est plus faible.

Le milieu des affaires est même prêt à apporter sa contribution, affirme l’association. « Il y a des entrepreneurs qui m’ont dit : ‟S’il faut que je mette de l’argent de ma poche pour former des gens dans mon secteur au centre de formation professionnelle, je suis prêt à le faire” », relate au téléphone Guillaume Houle, porte-parole de l’ACQ.

« L’ouverture des bassins, c’est une solution temporaire pour nous, ça ne devrait pas être la norme comme c’est le cas actuellement », conclut-il.