Cet été, nous revivons chaque semaine un exploit du passé pour en tirer une leçon de gestion.

Ceux qui creusaient le canal de Panamá creusaient aussi leur tombe. D’autres y ont creusé des déficits ruineux. Jusqu’à ce qu’un Américain prenne le chantier en main.

L’idée de creuser un canal dans la partie la plus étroite des Amériques datait presque de la traversée de l’isthme et la découverte du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa, en 1513.

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Le comte Ferdinand de Lesseps

Les propositions – espagnole, britannique, américaine – se sont succédé durant tout le XIXsiècle, mais ce sont les Français, à l’instigation du promoteur du canal de Suez, le comte Ferdinand de Lesseps, qui ont pris l’initiative, en 1881.

Les Français optent d’abord pour un canal au niveau de la mer. À tort.

Le pays est couvert de forêts denses et pluvieuses. Il faut creuser sur plus de 50 km une tranchée qui s’approfondit à mesure que le terrain s’élève.

L’isthme est barré par des collines et par l’impétueux Río Chagres, sujet à des crues meurtrières.

Mais surtout, la fièvre jaune et la malaria font des ravages.

Devant les difficultés à creuser ce gigantesque sillon, les Français optent en 1887 pour un canal à écluses.

Celles-ci sont dessinées et fabriquées par l’ingénieur Gustave Eiffel, qui utilise les somptueuses avances pour financer la construction d’une certaine tour à Paris. Alors que les premières portes sont prêtes à être livrées, la Compagnie universelle du canal interocénique de Panamá, dont les obligations ne trouvent plus preneur, déclare faillite en février 1889.

Le scandale et les procès qui s’ensuivent emportent la raison de Ferdinand de Lesseps et la réputation de Gustave Eiffel.

L’aventure a coûté un milliard et demi de francs et plus de 6000 morts – certains parlent de 20 000.

Le chantier en bref

L’année : 1905

L’objectif : creuser un canal entre l’Atlantique et le Pacifique

Le défi de gestion : attirer les travailleurs… et les maintenir en vie

La leçon : il faut investir pour leur bien-être

Au tour des Américains

Les États-Unis, qui voient le perçage du canal comme une nécessité stratégique, rachètent les actifs français en 1902 pour 40 millions de dollars.

Le 18 novembre 1903, le traité Hay–Bunau-Varilla accorde aux États-Unis une concession à perpétuité sur la zone du canal, quelques jours après que la nouvelle République de Panamá s’est déclarée indépendante de la Colombie. À l’instigation des Américains, bien sûr.

Ceux-ci relancent les travaux en 1904, sur la base d’un scénario de canal au niveau de la mer.

C’est la catastrophe. Au printemps 1905, alors que les morts se multiplient, des centaines de travailleurs américains fuient la région, terrorisés par la fièvre jaune.

L’homme de la situation

Dégoûté, l’ingénieur en chef John F. Wallace donne sa démission en juin 1905, alors que les travaux avancent à pas de tortue arthritique.

Récemment élu, l’énergique président Theodore Roosevelt confie la direction des travaux à l’ingénieur John Frank Stevens.

C’est l’homme de la situation.

Il avait établi le tracé de la Great Northern Railway Company, découvrant au passage le col Marias, le moins abrupt des corridors traversant le nord des Rocheuses. Il avait même conseillé le Canadien Pacifique.

Les mesures

Dans l’isthme panaméen, quelque 17 000 hommes attendent ses instructions.

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Des travailleurs s’affairent au terrassement du canal de Panamá, en 1909.

Stevens sait que pour atteindre ses objectifs, il lui faudra bientôt doubler sa force de travail, donc convaincre les travailleurs de venir bosser dans l’enfer panaméen. Pour y parvenir, il devra leur offrir de meilleures conditions d’hygiène, d’hébergement et d’alimentation.

Il n’hésite pas à dépenser des sommes considérables pour y parvenir.

Il entreprend son mandat de manière décisive, mais contre-intuitive : il cesse tous les travaux.

Il conscrit ses hommes pour bâtir de véritables communautés.

Il fait construire des habitations, des hôpitaux, des écoles, des églises, même des prisons. Pendant des mois, 12 000 hommes érigent près de 5000 bâtiments. Stevens fait ajouter des installations sanitaires, des lignes téléphoniques, des conduites d’eau… Il fait paver les rues boueuses des villes de Panamá et de Colón, aux deux extrémités du futur canal.

Un siècle avant qu’on ne parle de salle d’entraînement ou de tables de ping-pong en entreprise, il fait aménager des dizaines de terrains de baseball pour les loisirs des travailleurs.

Quand un employé lui apprend que les fonds manquent pour six ou sept terrains supplémentaires, il lui dit de les attribuer aux dépenses sanitaires.

Il s’attaque en même temps à la maladie. Alors que son prédécesseur ne prêtait que peu d’attention aux conditions sanitaires, Stevens soutient inébranlablement le responsable médical du chantier, le docteur William C. Gorgas, qu’il place au deuxième rang de la hiérarchie.

À l’encontre de ses confrères américains, Gorgas est convaincu que les moustiques sont les vecteurs de la malaria et de la fièvre jaune.

Il réunit un contingent de 4000 hommes pour faire la guerre aux moustiques. Des brigades sillonnent le territoire pour drainer les marais à proximité des zones habitées et asperger d’essence les zones où ils se reproduisent.

Alors que le budget initial pour les fournitures médicales se résumait à 50 000 $, Stevens allouera 90 000 $ aux seules commandes de moustiquaires destinées aux fenêtres !

Le succès est foudroyant. En deux ans, les fièvres sont éradiquées à Panamá.

La leçon est claire : n’en déplaise aux pharaons de toutes époques, la réussite d’un projet d’envergure s’appuie d’abord sur la santé physique et psychologique des travailleurs.

On peut creuser maintenant

Stevens peut ensuite s’attaquer au problème du chantier.

Il aborde la question par le bon angle : le problème n’est pas tant de creuser que d’évacuer les déblais.

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Sur cette photo non datée, une pelle mécanique à vapeur dépose sur des wagons les déblais récupérés en creusant le canal.

Il fait doubler la voie ferrée qui traverse l’isthme. Il importe des États-Unis de la machinerie d’excavation, des locomotives et des wagons pour renforcer le matériel français vétuste. Il s’assure ainsi que tout ce qui est tiré du sol est aussitôt évacué par chemin de fer.

À la fin de 1906, quelque 24 000 terrassiers extraient 2 millions de mètres cubes par mois.

De surcroît, c’est Stevens qui résout l’énigme du canal.

Sous son influence, l’Isthmian Canal Commission, qui supervise les travaux depuis Washington, accepte de revenir au principe des écluses. Il trouve la solution à la traversée du centre de l’isthme et aux crues ravageuses du Río Chagres : un barrage créera un gigantesque lac artificiel, le plus grand de la planète à l’époque, que les navires pourront traverser sans encombre.

Son départ

Mais en janvier 1907, alors que les travaux vont bon train et que la phase de construction est sur le point de s’amorcer, Stevens présente sa démission à Roosevelt. Il ne donnera jamais d’explications, sinon pour dire que ses raisons sont personnelles et sans lien avec le canal.

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Des travailleurs utilisent des perceuses à trépied pour creuser le canal, en avril 1910.

Son successeur, le lieutenant-colonel George Washington Goethals, terminera le travail et en portera les lauriers. Il reconnaîtra néanmoins le mérite de son prédécesseur, surnommant le canal « le monument de Stevens ».

Selon les données officielles, quelque 5600 terrassiers trouveront la mort pendant la période de construction sous la responsabilité des Américains, mais certains historiens estiment que le nombre réel est plusieurs fois plus élevé.

Le col de Culebra, qu’il faut creuser sur 12 km dans le roc de la montagne, est particulièrement meurtrier. En 1908, une explosion accidentelle tue 26 hommes et en blesse 49.

Beaucoup provenaient des Antilles. Ceux-là n’avaient pas droit aux installations et mesures que Stevens avait instaurées. La ségrégation avait été importée en même temps que la machinerie américaine.

Épilogue

Le canal de Panamá a ouvert ses portes – d’écluses – le 15 août 1914.

Stevens est décédé en 1943 à 90 ans, après une étonnante carrière qui l’avait mené en Russie en 1917, où, pendant la Révolution, il a maintenu le Transsibérien en fonction.

Le fameux palindrome A MAN, A PLAN, A CANAL : PANAMA a été créé au milieu du XXsiècle.

C’est peut-être John Frank Stevens qui le méritait le plus.