Omniprésents il y a 30 ans, les antiquaires québécois ont vu leurs rangs se dégarnir. Ceux qui restent ont appris à conjuguer passé et internet pour prospérer. Un dossier de Karim Benessaieh

De la rue Notre-Dame à Kijiji

De la Petite-Bourgogne au Vieux-Québec en passant par des milliers de marchés aux puces et de salons, les antiquaires ont prospéré au Québec pendant les années 70 et 80. Trois décennies plus tard, on estime qu'au moins la moitié ont fermé boutique et les autres se font discrets. En voie de disparition, ce métier ? Pas si on en croit ceux qui restent et qui se sont adaptés.

Parlez-en à Michel Lessard, l'expert incontesté en la matière. Parue en 1971, son Encyclopédie des antiquités du Québec a été rééditée jusqu'en 2007. Même si les statistiques sont rares à ce sujet, puisqu'il n'existe pas de certification pour ce métier, il estime qu'il reste une centaine d'antiquaires au Québec. On en dénombrait jusqu'à 250 dans les belles années.

« Quand je regarde des lieux comme la rue Saint-Paul à Québec, il y avait entre 15 et 20 antiquaires. Il en reste trois. Beaucoup ont fermé leurs portes. » Même portrait du côté d'un autre haut lieu des antiquités, la rue Notre-Dame Ouest à Montréal, où on trouve aujourd'hui une dizaine d'établissements là où on en comptait jusqu'à une cinquantaine.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Étiquette élastique

Que s'est-il passé ? D'abord, l'engouement dans les années 70 et 80 pour ce qu'on appelait, parfois à tort, des « antiquités » s'est estompé. Cette mode, rappelle M. Lessard, était un retour de balancier de la Révolution tranquille et de son rejet du passé.

Cela dit, l'étiquette d'« antiquaire » était pour le moins élastique à l'époque et a attiré nombre de commerçants. On trouvait souvent dans ces boutiques des meubles d'occasion sans grande valeur historique, des tableaux peu dignes d'intérêt et des objets relevant plus de la brocante que de l'antiquité.

« Il y a eu une surenchère, dit Francis Lord, propriétaire de la boutique Milord Antiques, rue Notre-Dame. Il ne faut pas confondre mobilier usagé et antiquités : des meubles rococo des années 50, ce ne sont pas des antiquités. Si les gens se sont écoeurés de ce type d'objets, c'est normal : ce n'étaient pas des antiquités. »

« On peut dire que le marché s'est coupé de moitié, mais ceux qui restent, ce sont les meilleurs, et ils font dans la qualité. » - Michel Lessard

M. Lord lance une hypothèse plus précise sur son quartier, en plein coeur de la Petite-Bourgogne : l'explosion du prix des bâtiments a convaincu certains de vendre. « Ils ont opéré pendant 30 ans et ils se sont fait offrir 650 000 $ pour un bâtiment payé 60 000 $. »

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« Ça ne tombera jamais »

Autre facteur : l'internet. Au début des années 2000, avant que le commerce en ligne ne malmène le commerce de détail, les antiquaires comme M. Lord constatent que nombre de clients trouvent des perles sur des sites spécialisés. Pour un antiquaire comme Peter Handros, propriétaire d'Antiques Loft 9, sur l'avenue du Parc, ce sont des sites comme Kijiji qui viendront changer la donne à partir de 2005.

Les deux hommes se sont adaptés et utilisent l'internet pour afficher leurs pièces. « Les gens achètent en ligne, pas en magasin », estime M. Handros.

Fait à noter, aucun expert ou antiquaire interrogé ne décrit cette profession comme en voie de disparition. Les trois commerçants rencontrés par La Presse, qui se sont adaptés au marché, assurent que les affaires vont bien.

« Ça ne tombera jamais, dit Nabil Bedjaoui, organisateur depuis 2013 du Salon des antiquités du Vieux-Montréal, un des quatre grands rendez-vous québécois. On oublie que ç'a toujours été un produit de niche, même s'il y a eu une vague dans les années 70. »

La preuve que ce métier va plutôt bien ? Le salon des antiquaires de Kingsey Falls attire, bon an, mal an, plus de 5000 personnes et quelque 80 exposants depuis 30 ans, note Michel Lessard. « Il ne faut pas dire que c'est un marché boiteux ; c'est un marché qui est nouveau, qui s'est élargi au XXe siècle, qui n'est plus confiné aux valeurs anciennes. »

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Trois antiquaires qui ne se démodent pas

Ils visent trois clientèles bien distinctes, mais ont deux choses en commun : ils ont toujours pignon sur rue et ils ont su rester à l'écoute de leur clientèle. Voici les « trucs » de trois antiquaires montréalais.

Antiquités Rowntree

La spécialité de Jennifer Rowntree, ce sont les meubles européens anciens de style champêtre ou rustique, en pin ou en chêne. C'est en 1986 qu'elle a découvert l'attrait de ces meubles qu'elle avait rapportés d'un voyage en Angleterre, son pays natal. « J'ai invité quelques amis à venir voir mes antiquités dans un entrepôt que j'avais loué... et tout est parti ! » C'est surtout en Hongrie qu'elle s'approvisionne maintenant. Elle expose ses pièces dans un ancien lave-auto transformé en 2002 en coquette maisonnette anglaise, rue Atwater. Quelque 80 conteneurs importés plus tard, comment choisit-elle ses meubles ? « J'écoute ce que mes clients demandent. Je suis très prudente dans ce que j'achète : il y a des choses qui me plaisent, mais je me retiens. Mais si je n'aime pas, je n'achète pas. » Les grands meubles majestueux, par exemple, sont plus difficiles à vendre à ceux qui vivent en condo. Elle utilise sa page Facebook comme une « carotte » pour attirer les clients dans sa boutique, et a constaté qu'avec les années, les goûts étaient devenus plus « éclectiques ».

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Jennifer Rowntree

Antiques Loft 9

Quand on entre chez Antiques Loft 9, avenue du Parc, on a l'impression d'être dans un entrepôt oublié dans lequel on aurait entassé des milliers de babioles. Et pourtant, explique le propriétaire de la boutique, Peter Handros, on ne trouve que des antiquités qu'il certifie dans cet espace, dont 70 % sont gardées en consigne. Il affiche également ses pièces en ligne, où se boucle une part « grandissante » des transactions, explique-t-il sans la chiffrer. Ce vivarium décoré de vitraux, cette statue en bois abîmée de Bouddha ou ces porcelaines, il peut raconter longuement leur provenance et leur histoire. « Les objets partent vite. Ce qui intéresse les gens, c'est l'histoire derrière l'objet, la complexité avec laquelle ç'a été conçu. » Sa plus grande fierté, c'est de ne jamais avoir eu de retour de marchandise, explique-t-il. « Tout ce qui est ici est authentifié. Oui, il y a des boutiques qui ferment, mais ces objets, ils seront toujours là et il y aura toujours des collectionneurs pour les désirer. »

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Peter Handros

Milord Antiques

« Moi, ça va très bien. » Quand on lui demande comment se porte le métier d'antiquaire, Francis Lord n'y va pas par quatre chemins. C'est que sa boutique, Milord Antiques, à l'angle des rues des Seigneurs et Notre-Dame Ouest, joue dans les grandes ligues des antiquités. C'est ici que vous trouverez ce buffet-secrétaire George III ou ce cabinet d'époque flamand plus coûteux qu'une voiture de l'année. En plus de deux salles d'exposition à New York, Milord Antiques compte sur une présence en ligne bien établie, notamment sur 1stdibs, « l'Uber ou l'Airbnb du monde de l'antiquité », explique-t-il. Propriétaire de cette institution montréalaise depuis 1991, M. Lord s'exprime comme un artiste quand il s'agit d'expliquer le succès de Milord Antiques. « Je ne suis pas un bon vendeur ; j'achète des choses qui se vendent d'elles-mêmes. Quand j'achète quelque chose uniquement par souci mercantile, je reste pris avec. » Son secret : ne jamais trop embarquer dans les modes. « Sinon tu vas être démodé. C'est une navigation permanente. »

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Francis Lord