Depuis le 31 octobre dernier, la vente de produits de vapotage comportant un parfum autre que celui du tabac est prohibée au Québec. Or, de nombreux dépanneurs et boutiques spécialisés font un pied de nez à la loi en vendant une vaste gamme de « rehausseurs de saveur » qui se mélangent facilement aux e-liquides « neutres ».

Puisqu’ils sont considérés comme des produits alimentaires, ces additifs aromatisés sont proposés aux vapoteurs en toute légalité. Et les parfums de desserts, de confiseries ou de boissons gazeuses, déjà interdits avant le 31 octobre, abondent : S’mores, crème brûlée, fondant au chocolat, gâteau aux carottes, biscuit aux noisettes, popsicles Fusée, cola, etc. Il suffit d’incorporer ces contenus goûtus à la base – nicotinée ou non – pour que l’esprit du nouveau règlement parte en fumée.

« Des clients me demandent même s’ils peuvent ajouter du sirop d’érable dans leur liquide », s’inquiète Robert Belleville, propriétaire de Vapo Délice, à Trois-Rivières. Le marchand, qui a ouvert son commerce en 2014, redoute carrément une crise de santé publique face à la surenchère de parfums dans l’industrie depuis – paradoxalement – le resserrement de la loi.

Environ un élève de quatrième ou de cinquième secondaire sur trois vapote régulièrement, selon l’Institut de la statistique du Québec. Et neuf jeunes sur dix indiquent que les arômes sont un incitatif important, indique un sondage réalisé en 2021 par la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC.

M. Belleville a choisi de s’en tenir aux liquides sans arômes et aux effluves de tabac. La mission de sa vapoterie, dit-il, a toujours été d’aider ses clients à arrêter la cigarette, et non d’encourager la consommation récréative chez les jeunes adultes.

« C’est sûr que je vais perdre des clients qui vont aller ailleurs pour acheter des shots [liquides aromatisés], mais c’est rendu dangereux. Je n’irai pas là. Qu’est-ce qu’il y a exactement dans ces saveurs-là ? Y a-t-il du diacétyle, qui est cancérigène s’il est inhalé ? On ne le sait pas. »

Flory Doucas, porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT), qualifie de « consternante » et de « décevante » l’adoption généralisée de concentrés de parfum.

On a toujours vu que l’industrie s’adaptait à la réglementation, autant pour les produits de tabac conventionnels que pour ceux du vapotage. Mais de voir autant de commerçants aller à l’encontre de l’esprit de la loi, dans une telle ampleur, ça nous surprend.

Flory Doucas, porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac

Voilà une preuve, selon elle, que les fabricants et les détaillants « sont au cœur du problème de vapotage chez les jeunes » et qu’ils « privilégient le profit [plutôt que] la santé de la population ».

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Depuis le 31 octobre 2023, la vente de produits de vapotage qui ont un parfum autre que celui du tabac est interdite au Québec.

« Force est de constater qu’on ne va pas voir une réduction [de la consommation] compte tenu des pratiques commerciales que l’on observe actuellement », regrette Mme Doucas. La CQCT luttait férocement pour l’abolition des parfums dans les produits de vapotage.

Une stratégie généralisée

Les « rehausseurs de saveur » font partie d’une stratégie adoptée par bon nombre de boutiques de vapotage dans les dernières années en prévision de lois plus sévères ; celles-ci s’inscrivent au Registre des entreprises en tant que « dépanneurs » ou « magasins généraux ». Cette vocation permet aux détaillants non seulement de diversifier leur offre, mais aussi de rendre leurs étagères visibles de la rue et d’ouvrir leurs portes aux moins de 18 ans.

Les boutiques, en contrepartie, doivent cacher les articles de vapotage.

Sous leur couvert alimentaire, les flacons de parfums sont souvent exhibés à la vue des enfants et des adolescents à côté des croustilles, des friandises ou des jus.

C’est le cas par exemple dans un « dépanneur » spécialisé en vapotage de Montréal, rue Sainte-Catherine, où un vaste étalage de concentrés d’arômes côtoie les barres chocolatées et les boissons sucrées.

Questionnée sur le dosage à respecter entre le liquide de nicotine et trois « rehausseurs » choisis au hasard, la vendeuse hésite à s’avancer. « Les Dropshots, tu en mets la moitié, les deux autres, c’est la bouteille au complet », finit-elle par dire au moment de l’achat.

Les commis des commerces que La Presse a visités, bien au fait de la zone grise dans la loi, se font d’abord circonspects. Puis les langues se délient.

Lorsqu’on pose des questions sur les mélanges dans une boutique de vapotage de Lanaudière, le vendeur laisse planer un léger silence. « Je n’ai pas le droit de trop en dire, mais tu peux lire entre les lignes », glisse-t-il, en nous guidant ensuite à demi-mots.

Un troisième commis, dans une « vapoterie » d’Hochelaga-Maisonneuve où sont exposés rehausseurs et friandises, se montre plus direct. « Tu peux mettre la moitié de la bouteille [d’arôme] dans ton neutre de nicotine, mais après, si tu veux en mettre plus, let’s go ! »

À la discrétion des clients

« Les rehausseurs de saveur, ce ne sont pas des produits qui sont faits pour le vapotage », argue tout de même David Lévesque, porte-parole de l’Alliance des boutiques de vapotage du Québec et cofondateur du distributeur Digital Smoke Supplies.

« Toutes les boutiques, sachant très bien qu’elles allaient perdre une grosse part de leurs revenus après la réglementation, ont décidé de se diversifier. Ça veut dire vendre des chips, du chocolat, des trucs exotiques. En regardant un IGA, par exemple, qui a une rangée complète d’eaux aromatisées, beaucoup de commerçants ont pensé, avec leur expertise, à vendre leurs saveurs. Après, ce que les clients en font, ça reste à leur discrétion. »

Au vu des pratiques de l’industrie, « le gouvernement s’est planté pas à peu près », croit Robert Belleville, de Vapo Délice. « Au lieu de régler un problème, ils en ont créé un. Ça revient au même qu’avant, sauf qu’il y a un moins grand contrôle de la qualité des produits », se désole-t-il.

« C’est très préoccupant », réagit Antoine de la Durantaye, attaché de presse au cabinet du ministre de la Santé, Christian Dubé. Selon lui, « la loi est claire » et inclut les produits aromatisants destinés à être vapotés, peu importe le lieu de vente. « Nous devons tous avoir à cœur la santé de nos jeunes. C’est pour eux qu’on le fait. »

Le cabinet ajoute qu’il s’assurera que « les inspecteurs du Ministère analysent les situations soulevées ».

Bonbons et boucane

IMAGE TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE VAPE SOCIÉTÉ

Les cinq succursales Vape Société distribuent des « snacks exotiques » gratuits les mercredis.

Les bonbons et les articles pour vapoteurs n’ont jamais fait aussi bon ménage. Dans la grande région montréalaise, Eurovap a étendu son stock destiné au vapotage aux collations et aux boissons sucrées. Les commerces VapeTown et Munchiz – grignotines en anglais – cohabitent aussi à la même adresse. À Québec, la défunte Cabane à boucane répond désormais au nom de Shack à Snack, qui offre bonbons et produits pour fumeurs sous un unique toit. Toujours dans les environs de la capitale, les cinq succursales Vape Société distribuent des « bonbons exotiques » gratuits les mercredis. Les Gaspésiens trouvent désormais les étagères de Snack Élite au côté de Vap Élite. Partout au Québec, Le Vape Shop a élargi son stock aux aliments. En février 2023, l’Association des représentants de l’industrie du vapotage affirmait dans un communiqué qu’elle ne soutenait pas « les modèles d’affaires qui combinent des magasins de bonbons exotiques avec la vente de produits de vapotage », une situation qu’elle qualifiait alors de « marginale ».