L’industrie du vapotage a souvent un coup d’avance sur la réglementation. Pour dissocier leurs liquides aromatiques des cigarettes électroniques, de nombreuses entreprises tablent sur le lexique de la mixologie.

Les flacons de la marque The Shooter Girl, qui commercialise des parfums de barbe à papa (« clown fart ») et de shortcake aux fraises, proposent de créer « un shooter délicieux en un rien de temps » en ajoutant « 30 ml de votre alcool fort préféré ».

IMAGE TIRÉE DU SITE INTERNET Q-JUICE

Concentré de parfum de barbe à papa commercialisé par The Shooter Girl

La petite bouteille est faiblement remplie, ce qui permet d’y ajouter facilement une base de nicotine. « Au lieu de mettre la saveur dans ton eau, tu peux mettre ton eau dans la saveur », dit le vendeur d’une vapoterie de Lanaudière, en mimant des guillemets avec ses doigts lorsqu’il prononce « eau ».

Les concentrés The Shooter Girl sont « produits » par l’entreprise à numéro 9460-4535, enregistrée dans la catégorie « Produits pour animaux ». L’une des propriétaires a présidé l’Association des vapoteries du Québec et codétient le laboratoire QV ainsi que les boutiques Québec Vape.

Selon Flory Doucas, porte-parole de la Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT), les détaillants qui vendent des produits de vapotage ne devraient pas être autorisés à étaler des concentrés d’arômes. « On ne veut pas interdire les rehausseurs de saveur, mais c’est le contexte de vente qui importe », dit-elle. « On peut agir là-dessus. »

Des produits non offerts

Sur son site internet, la marque FLVR Shot – dont des dirigeants sont aussi impliqués dans des boutiques Vapeur Express – propose autour de ses 21 « shots » de parfum des recettes de mocktails et des accessoires de bar qui sont tous « écoulés » et non offerts.

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Aperçu du site de FLVR Shot

Le distributeur Q-Juice, de Saint-Calixte, emprunte aussi pleinement le vocabulaire du monde du cocktail pour mousser ses « arômes ». La section « Mixologie » affiche un seul article, un mélangeur impossible à acheter, puisqu’il est « épuisé ».

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Le distributeur Q-Juice, de Saint-Calixte, emprunte le vocabulaire du monde du cocktail pour mousser ses « arômes ».

Or, le site offre la livraison de près de 300 concentrés de parfum de 11 marques différentes. L’entreprise appartient à la femme d’affaires derrière les boutiques de vapotage Avintage. Le slogan de Q-Juice, suivi d’un clin d’œil, peut aisément être déchiffré : « pour donner du goût à tout ce qui en a pu ».

« Incorporer une petite quantité à vos pâtisseries, confiserie [sic] ou liquides pour aromatiser vos créations », lit-on sur l’étiquette des bouteilles FOMO, produites par La Whiff (bouffée, en français) et vendues entre autres sur Amazon.

IMAGE TIRÉE DE LE PAGE FACEBOOK DE LA WHIFF

Concentrés de parfums de La Whiff vendus sur Amazon

Les entreprises et les personnes citées ci-dessus n’avaient pas répondu à nos demandes d’entrevue au moment de publier.

Pour les bouteilles d’eau

Les marques Gog’eau et Aqua Shots se présentent comme des aromatisants d’eau liquides. Elles sont distribuées par LVS (La Vape Shop) et vendues, entre autres, dans les boutiques du même nom. Le fondateur est Daniel Marien, aussi porte-parole de l’Association des représentants de l’industrie du vapotage (ARIV).

« Je ne contourne rien », insiste-t-il quand La Presse lui demande à quel moment l’entreprise a mis en œuvre sa stratégie. « Ce qu’on vend, c’est de l’additif à bouteilles d’eau. On s’est dit, tant qu’à avoir des boissons énergétiques, du Pepsi, du Prime, on va rentrer des bouteilles d’eau Eska et compagnie et on va se faire des bouteilles d’aromatisant. »

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Publicité de La Vape Shop, devenue LVS

Au mois d’août, La Vape Shop écrivait sur Facebook qu’elle travaillait « sur plusieurs solutions 100 % légales afin de vous permettre de continuer à utiliser vos produits préférés ».

M. Marien, de l’ARIV, craint-il un resserrement de la loi qui freinerait la vente de rehausseurs ?

« Il faudrait empêcher Club House de vendre de l’essence de vanille ou MiO de vendre ses additifs à bouteilles d’eau comme les miens, réplique M. Marien. Ce sont les mêmes produits, en bout de ligne. On ne peut pas empêcher une compagnie qui n’est pas une boutique spécialisée de vapotage de vendre des saveurs alimentaires. »

Les intervenants de l’industrie sont unanimes : pour éviter les imbroglios, le Québec aurait dû calquer le modèle ontarien, c’est-à-dire permettre les produits de vapotage contenant des parfums, à condition qu’ils soient vendus par des boutiques spécialisées accessibles aux 18 ans et plus seulement.

Des règles contestées

L’abolition des arômes en 2020 en Nouvelle-Écosse n’a pas permis de freiner l’utilisation de la vapoteuse chez les jeunes, rappellent les représentants de l’industrie, une situation que la CQCT attribue plutôt au laxisme des autorités vis-à-vis des commerçants fautifs.

C’est le marché noir et les entreprises en ligne hors Québec qui profitent actuellement du bannissement, selon David Lévesque, porte-parole de l’Alliance des boutiques de vapotage du Québec, et Daniel Marien, de l’Association des représentants de l’industrie du vapotage

« La prohibition, ça n’a jamais marché, lance M. Marien. Ça n’a pas marché pour l’alcool, ça n’a pas marché pour le cannabis. On les a légalisés. Là, on a pris un produit légal utilisé par un million de personnes au pays et on l’a rendu illégal. On fait le chemin inverse. »

« Plutôt que de parler des rehausseurs de saveur, la question importante, c’est : où les jeunes se procurent-ils leurs produits actuellement ? », croit pour sa part M. Lévesque.

Brouillard sur les effets des arômes

Propylène glycol, éthyl-maltol, acide citrique, sucralose, glycérine végétale, néotame, arômes artificiels : les ingrédients des concentrés aromatiques sont réputés inoffensifs lors de l’ingestion, mais la recherche a peu de réponses sur leurs effets à long terme lorsqu’ils sont respirés de manière répétée.

« La science ne suit pas », constate Mathieu Morissette, professeur et chercheur à l’Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec. « Les produits qui sont vendus comme des saveurs séparées, c’est grosso modo ce qu’on retrouvait déjà dans les liquides de vapotage. Il y a énormément de molécules différentes qui doivent être étudiées. La banane, par exemple, c’est une seule molécule, mais pour la saveur de tabac, on parle de dizaines de molécules. Connaître l’effet sur la biologie respiratoire, sur les fonctions biologiques, c’est très long. » M. Morissette s’inquiète du fait que rien n’oblige les laboratoires à prouver « l’innocuité respiratoire des molécules qu’ils utilisent ». « Le fardeau scientifique et médical de la preuve appartient aux scientifiques, malheureusement », dit-il.

Des études de l’Université du Massachusetts et de l’Université de la Caroline du Nord ont montré que certains arômes compromettaient le fonctionnement ou le développement des cellules humaines et accentuaient le risque de maladies cardiaques ou respiratoires. « Lorsque [les] liquides sont chauffés, il s’en dégage d’autres substances chimiques dont l’inhalation pourrait ne pas être sécuritaire », avertit l’Association pulmonaire du Canada.