Cet été, des températures frisant les 40 °C dans les eaux floridiennes ont fait les manchettes. Chez nous, une étude québécoise a confirmé qu’une partie du golfe du Saint-Laurent se réchauffe lentement, ce qui pourrait menacer la crevette nordique et le crabe des neiges. En contrepartie, une étude internationale a conclu que deux coups de chaleur marins dans le golfe n’ont pas eu d’impact sur la quantité de poisson.

Mathilde Jutras, chercheuse à l’Université McGill, a démontré en mai dans Nature Communications qu’une augmentation persistante de la température dans le chenal Laurentien – un canyon sous-marin au milieu du golfe du Saint-Laurent – est due à l’affaiblissement d’un courant en provenance du Labrador. « Il y a moins d’eau froide du Labrador qui arrive au début du chenal, dans l’océan Atlantique. Alors l’eau chaude provenant du sud, du Gulf Stream, est moins refroidie. »

Depuis 2009, le chenal Laurentien se réchauffe « presque en ligne droite », explique Peter Galbraith, chercheur à l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada à Mont-Joli. « Et depuis 2020, 100 % de l’eau qui entre dans le chenal provient du Gulf Stream. »

Jusqu’au début du millénaire, l’eau au début du chenal était à 8 °C. Ensuite, elle perdait deux à trois degrés pendant son transit de deux ans jusqu’à la fin du chenal, près de l’île d’Anticosti. Mais l’eau est maintenant à 9 °C à l’entrée du chenal. « Ça veut dire que la température finale est plus chaude aussi. Et comme l’eau du Gulf Stream est à 11 °C, il y a place à plus de réchauffement avant que la situation se stabilise. »

La température à la fin du chenal, qui a atteint 6 °C en 2015, était « un record centenaire », selon le chercheur Peter Galbraith.

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

La crevette nordique vit dans des eaux où la température ne dépasse pas les 6 °C.

Or, « la crevette nordique a besoin de températures de 6 °C ou moins ». Le crabe des neiges est aussi affecté par la hausse de température, selon Mme Jutras.

Deux vagues de chaleur dans le golfe du Saint-Laurent, en 2012 et 2016, sont incluses dans une étude internationale. Publiée fin août dans Nature, cette étude relativise les craintes face à ces coups de chaleur océaniques. À partir de plus de 80 000 échantillonnages prélevés entre 1993 et 2019, couvrant 250 vagues de chaleur marines, les chercheurs concluent que la quantité de poissons demeure inchangée, peu importe la température de l’eau. Trois chercheurs canadiens, de Colombie-Britannique et de Nouvelle-Écosse, font partie des auteurs.

« Certaines espèces semblent bénéficier et d’autres souffrir de la chaleur », explique l’auteure principale de l’étude publiée dans Nature, Alexa Fredston, de l’Université de Californie à Santa Cruz (UCSC).

Au total, on ne voit pas de variations de la biomasse. Nous avons inclus la plupart des poissons, jusqu’à la zone proche des fonds. Même les longues vagues de chaleur, sur plusieurs années, ne mènent pas à une baisse significative de la biomasse de manière systématique.

Alexa Fredston, chercheuse de l’Université de Californie à Santa Cruz (UCSC)

L’impact sur la pêche commerciale des réactions à la chaleur de chaque espèce est illustré par une autre étude américaine, publiée en septembre dans Nature Communications, qui a analysé les vagues de chaleur sur la côte ouest américaine depuis 10 ans. « Nous avons étudié les grands prédateurs et leur aire de distribution lors des vagues de chaleur », dit l’auteure Heather Welch, aussi de l’UCSC. « Par exemple, trois espèces de thon ont fréquenté les eaux américaines plutôt que mexicaines. Ça veut dire qu’il faut ajuster les quotas de pêche. Avec une meilleure compréhension de l’impact de la chaleur sur chaque espèce, on devrait pouvoir réagir rapidement, au début des vagues de chaleur. »

Mais les crustacés qui vivent dans le fond du golfe n’étaient pas inclus dans l’étude de Mme Fredston, note Mathilde Jutras. « Il se peut que ces espèces aient été affectées par les coups de chaleur. »

Oxygénation et dénitrification

Autre problème, la proportion d’oxygène dans l’eau diminue avec la température qui augmente. « On avait eu une première chute du taux d’oxygénation, de 30 % à 20 % de saturation, dans les années 1970 et 1980, probablement avec la pollution agricole et humaine transportée par le fleuve, dit Mme Jutras. Mais depuis 10 ans, ça a diminué encore de moitié. »

À un taux inférieur à 10 % d’oxygénation, les processus chimiques changent et des nutriments sont retirés des eaux, un processus appelé « dénitrification ». « Ça produit un gaz, l’oxyde nitreux, qui est un puissant gaz à effet de serre, dit Mme Jutras.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE L’UNIVERSITÉ MCGILL

Mathilde Jutras, chercheuse à l’Université McGill

Il y a sur la planète plusieurs zones “mortes” avec de la désoxygénation et de la dénitrification. Habituellement, ce sont des régions avec des vieilles eaux qui ne sont pas renouvelées.

Mathilde Jutras, chercheuse à l’Université McGill

Gwénaëlle Chaillou, de l’Université du Québec à Rimouski, a justement prouvé que la dénitrification a commencé dans le golfe. « Nous avons testé en 2021 un nouvel appareil, dit Mme Chaillou. À notre grande surprise, on a vu des indices clairs de dénitrification. »

PHOTO FOURNIE PAR GWÉNAËLLE CHAILLOU

Afin de collecter des échantillons à différentes profondeurs, les chercheurs utilisent une rosette.

La mer Baltique

Une autre zone de pêche nordique vit aussi des épisodes de désoxygénation et de dénitrification : la mer Baltique. « Les prises des pêches commerciales baissent beaucoup quand il y a de la désoxygénation », explique Mark Payne, de l’Institut météorologique danois, qui signe un commentaire dans Nature sur l’étude de Mme Fredston. « Heureusement, à tous les 15 à 20 ans, il y a une grosse tempête dans la mer du Nord qui amène beaucoup d’eau neuve oxygénée dans la Baltique. »

  • Évolution des taux de capture de crevette nordique (kg/km2)

    SOURCE : PÊCHES ET OCÉANS

    Évolution des taux de capture de crevette nordique (kg/km2)

  • Évolution des taux de capture de crevette nordique (kg/km2)

    SOURCE : PÊCHES ET OCÉANS

    Évolution des taux de capture de crevette nordique (kg/km2)

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M. Payne estime « encourageants » les résultats de Mme Fredston sur les faibles impacts des coups de chaleur marins. « Mais dans le golfe du Saint-Laurent, si vous avez un réchauffement continu des eaux profondes, avec de la désoxygénation, c’est inquiétant. »

Les eaux du golfe du Saint-Laurent sont très « stratifiées », selon Mme Chaillou. « C’est une région unique au monde, avec le chenal qui va jusqu’à 380 m au milieu du golfe. Il y a très peu de mélange des couches d’eau. » La seule exception a été lors de tempêtes tropicales l’an dernier, où des mélanges inhabituels ont été observés jusqu’à 100 m de profondeur. « Mais ça n’a pas touché les eaux profondes du chenal Laurentien, celles qui se réchauffent et contiennent moins d’oxygène », dit Mme Chaillou.

En savoir plus
  • 8500 tonnes
    Pêches de crabe des neiges au Québec en 2022
    SOURCE : Pêches et océans CANADA
    7000 tonnes
    Pêches de crabe des neiges au Québec en 2021
    SOURCE : Pêches et océans CANADA
  • 10 000 à 17 500 tonnes
    Pêches de crabe des neiges au Québec entre 2000 et 2016, avant une brusque chute des prises en 2017
    SOURCE : Pêches et océans CANADA
  • 9000 tonnes
    Pêches de crevettes nordiques dans le golfe du Saint-Laurent en 1980
    SOURCE : Pêches et océans CANADA