Étudier la vie extraterrestre en Arctique. Non, ce n’est pas le synopsis d’une nouvelle version du film The Thing. Il s’agit de missions particulièrement compliquées vers une source hydrothermale située sous cinq mètres de glace et à quatre kilomètres de profondeur, dans l’Arctique, au nord du Groenland.

Surprises

En 2001, il y a eu une exploration de la dorsale de Gakkel, qui s’étend entre le Groenland et l’ouest de la Russie. Une dorsale est une ligne contact entre deux plaques tectoniques, s’éloignant l’une de l’autre. Surprise : on y a capté la signature caractéristique de fosses hydrothermales – il s’agit de zones des fonds sous-marins où le magma souterrain entre en contact avec l’eau de mer. « Nous ne pensions pas qu’il pouvait y avoir des fosses hydrothermales à cet endroit, parce que c’est la dorsale la plus lente du monde », explique Chris German, géophysicien à l’Institut océanique Woods Hole (WHOI), au Massachusetts. « Normalement, le magma n’est plus chaud quand il entre en contact avec l’eau de mer. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE REV OCEAN

L’équipage de l’expédition de 2021 de REV Ocean à la fosse hydrothermale Aurora

M. German n’avait pas fini d’être étonné. Dans Nature Communications, fin octobre, il décrit comment la fosse hydrothermale Aurora, celle qui est sur la dorsale de Gakkel, au nord du Groenland, est entourée de 10 à 100 fois plus de minéraux que prévu. « On pensait que les fosses hydrothermales sur les dorsales lentes ne duraient que quelques siècles. Mais Aurora existe depuis plusieurs milliers d’années, voire 10 000 ans. Ça veut dire qu’elle a produit en abondance des minerais comme le cuivre, qui se retrouvent sur le fond de la mer autour d’Aurora. Et donc que les projets de mines sous-marines sont beaucoup plus prometteurs que ce que l’on pensait. »

Une autre expédition à Aurora, par la société norvégienne REV Ocean à l’été 2021, a davantage démontré le caractère exceptionnel de cette fosse hydrothermale arctique. « On a découvert une espèce d’escargot qui n’avait été observée qu’en Antarctique », explique la biologiste Eva Ramirez-Llodra, de REV Ocean. « On se demande bien comment elles ont pu se retrouver aux antipodes de la Terre. Il y a aussi des espèces d’animaux et d’algues présentes bien plus au sud, dans des fosses hydrothermales de l’Atlantique et du Pacifique. Comme Aurora est isolée par de nombreuses chaînes de montagnes sous-marines, ce n’est pas clair comment ces espèces ont pu y arriver. » REV Ocean a été fondée par un magnat des pêches de la Norvège.

  • L’une des « cheminées » causées par l’accumulation de minéraux sur la fosse hydrothermale Aurora. Les bulbes blancs sont des formations microbiennes.

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE WHOI

    L’une des « cheminées » causées par l’accumulation de minéraux sur la fosse hydrothermale Aurora. Les bulbes blancs sont des formations microbiennes.

  • Échantillonnage de structures microbiennes sur Aurora

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE REV OCEAN

    Échantillonnage de structures microbiennes sur Aurora

  • Échantillonnage de structures microbiennes sur Aurora

    PHOTO TIRÉE DU SITE DE REV OCEAN

    Échantillonnage de structures microbiennes sur Aurora

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L’a b c des sources hydrothermales

Les premières sources hydrothermales sous-marines ont été détectées en 1977, près des Galapagos. Contrairement à la photosynthèse, qui transforme la lumière du Soleil en énergie, la chimiosynthèse soutenant la vie près de ces sources hydrothermales tire son énergie des éléments chimiques qui s’en échappent, notamment le soufre. Les sources hydrothermales doivent leur chaleur et leur composition chimique particulière au magma s’échappant des jointures des plaques tectoniques. En 2019, dans la revue Nature Ecology & Evolution, des chercheurs du Collège universitaire de Londres ont montré que la vie sur Terre aurait pu apparaître dans ces sources hydrothermales des profondeurs, puis en surface, avec une adaptation à la photosynthèse. Aurora est la seule fosse hydrothermale arctique. Auparavant, la fosse hydrothermale la plus nordique était le Château de Loki, découverte en 2008 à l’extrême nord de l’Atlantique, entre le Groenland et la Norvège.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE REV OCEAN

Panache d’eau chaude remplie de minéraux s’échappant d’une cheminée d’Aurora.

Europe et Encelade

Les satellites Europe, de Jupiter, et Encelade, de Saturne, sont recouverts d’une couche de glace de plusieurs dizaines de kilomètres d’épaisseur, sous laquelle des océans de 40 à 50 kilomètres de profondeur pourraient abriter la vie basée sur la chimiosynthèse. « Étudier Aurora nous permet de comprendre de quoi aurait l’air la vie sur Europe ou Encelade, dit M. German. La photosynthèse y est impossible. »

Comme les missions Europa Clipper (prévue vers Europe en 2024) et Enceladus Orbiter and Lander (vers Encelade, proposée le printemps dernier par l’Académie des sciences américaine) ne pourront pas percer cette chape de glace, il faudra détecter la présence de vie extraterrestre autrement. « Les gaz ne peuvent traverser la glace, mais la glace elle-même bouge et migre vers la surface, explique Mme Ramirez-Llodra. De plus, il y a à la surface d’Europe et d’Encelade des jets de glace qui proviennent probablement de fractures dans la glace. La NASA est donc très intéressée par la détection dans la glace de preuves de la chimiosynthèse. »

PHOTO TIRÉE DU SITE DE REV OCEAN

Le robot de REV Ocean

La dérive de la banquise

Les premières images d’Aurora, en 2014, ont bien failli ne jamais être filmées. « Nous avons cherché et cherché la fosse hydrothermale tout au long de la campagne d’un mois, explique M. German. Mais comme nous n’avions que 20 minutes chaque fois pour explorer une zone, nous ne trouvions pas. À la dernière plongée, nous avons fini par trouver, et réussi à prendre moins d’une minute d’images. » Le problème de l’exploration d’Aurora est que le navire scientifique ne peut pas faire du surplace, comme normalement lors d’explorations à grande profondeur en eau libre. « L’utilisation des moteurs pour briser la glace est trop intense, on risquerait de briser le câble d’alimentation du robot sous-marin, dit M. German. En eau libre, on peut utiliser doucement les moteurs pour maintenir la position. Mais pour explorer Aurora, le navire coupe ses moteurs et dérive avec la glace. » Une deuxième expédition de WHOI, en 2019, a été nécessaire pour prendre des mesures sur Aurora.

Regardez le robot de REV Ocean prendre un échantillon d’Aurora (en anglais)

Le robot semi-autonome

Les deux premières explorations de la fosse Aurora, en 2014 et en 2019, ont utilisé un robot sans propulsion autonome, simplement tiré par le navire scientifique. L’été dernier, l’expédition de REV Ocean s’est servie d’un robot motorisé, aussi baptisé Aurora, ce qui a permis d’étendre à 40 minutes le temps d’observations au-dessus de la fosse hydrothermale.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE WHOI

Le Nereid UI

La croisière de WHOI prévue l’été prochain fera un grand pas en avant avec le Nereid UI, un robot doté non seulement de propulsion autonome, mais aussi de piles lui donnant une autonomie d’une dizaine d’heures. « De cette manière, le seul lien nécessaire avec le navire est un câble de communication pour manipuler le bras robotique et les équipements d’échantillonnage », explique Michael Jakuba, l’ingénieur de WHOI qui a mis au point le Nereid.

« Comme c’est un câble plus léger, nous pouvons avoir 20 km. Ça permettra au Nereid de rester deux à trois heures au-dessus d’Aurora. » Si nécessaire, le Nereid peut même couper son câble de communication et retourner par lui-même jusqu’au navire. M. Jakuba pense que la technologie de Nereid UI pourrait progresser jusqu’à un câble de communication de plusieurs dizaines de kilomètres, ce qui pourrait permettre de percer la couche de glace d’Europe ou d’Encelade et d’explorer directement leurs océans.

Cinq mètres de glace

PHOTO TIRÉE DU SITE DE WHOI

La banquise au-dessus d’Aurora

L’épaisseur de la glace à cet endroit de l’Arctique ne change pas beaucoup au fil des saisons, parce que le courant circulaire arctique fait s’y accumuler les banquises. La glace a toujours au moins un mètre d’épaisseur et peut atteindre cinq mètres. « En 2019, nous avons dû faire un détour pour atteindre notre objectif parce qu’en ligne droite, la glace était trop épaisse pour le brise-glace norvégien qui nous accompagnait », dit M. German.

20 ans de découvertes

2000 : La sonde Galileo détecte des signaux magnétiques d’un océan salé sur Europe.

2005 : La sonde Cassini détecte des jets de glace indiquant la présence d’un océan sur Encelade.

2013 : Hubble voit des jets de glace similaires sur Europe.

2017 : Cassini détecte des preuves de chimiosynthèse sur Encelade.

Source : Institut océanique Woods Hole (WHOI)

En savoir plus
  • 400 °C
    Température de l’eau près des sources hydrothermales
    SOURCE : National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA)
    100 mètres
    Largeur de la fosse hydrothermale Aurora
    SOURCE : Institut océanique Woods Hole (WHOI)