Le Dieu de la Bible avait-il, au départ, une femme ? Ou partageait-il simplement le temple de Jérusalem avec une déesse ? Ces hypothèses – des traces de l’influence d’autres religions sur le judaïsme primitif – ont longtemps été discutées uniquement parmi les archéologues. Mais ces dernières années, des exégètes féministes et queer s’approprient la réflexion sur les femmes de la Bible.

Ashera

« Je vous bénis par Yahvé et son Ashera. » Cette brève inscription se retrouve sur deux stèles (des pierres gravées) datant de la Judée antique, avant l’exil à Babylone. Depuis une trentaine d’années, ces preuves archéologiques d’une « épouse » du Dieu juif font couler beaucoup d’encre.

Elles se doublent de mentions d’Ashera, une déesse apparue au Proche-Orient il y a plus de 3000 ans, dans l’Ancien Testament. « Dans le Livre des rois, on lit que le roi Josiah ordonne d’enlever du temple tous les objets destinés au culte d’Ashera », explique Susan Ackerman, théologienne du collège Dartmouth, au New Hampshire. Elle vient de publier le livre Women and the Religion of Ancient Israel.

PHOTO TIRÉE DU SITE DU MUSÉE D’ISRAËL

La stèle de Khirbet el-Qom comportant les noms de Yahvé et d’Ashera

« On voit que jusqu’alors, il y avait un culte voué par des femmes à Ashera, une déesse de la maternité. On a même suggéré qu’Ève, dans la Genèse, est une image d’Ashera. Les auteurs mâles de la Bible tentent régulièrement de discréditer Ashera. »

Les stèles comportant les deux noms de Yahvé et d’Ashera ont été retrouvées il y a un demi-siècle, mais l’importance d’Ashera n’a été exposée au grand public qu’au début du millénaire, avec des livres en anglais, selon Sébastien Doane, théologien « féministe » de l’Université Laval. « Depuis, on discute de l’impact de ces découvertes sur l’interprétation de la Bible, dit-il. On se demande pourquoi les différents livres de la Bible disent ceci ou cela sur Ashera, ce que ça signifie réellement étant donné le culte répandu à cette déesse. »

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Deux autels d'un site de la période du premier temple de Jérusalem, qui pourraient être dédiés à Yahvé et Ashera

Un livre récent publié par l’historienne israélienne Dvora Lederman-Daniely, Sarai : Is She the Goddess of Ancient Israel ?, avance même une explication pas évidente : les mentions bibliques de Jérusalem comme « épouse » de Yahvé signifient, en fait, qu’Ashera (qui avait plusieurs autres noms, dont Sarai) était la patronne de Jérusalem. « C’était une pratique courante dans le Proche-Orient antique », dit Mme Lederman-Daniely.

L’exil à Babylone

La tension dans la Bible au sujet d’Ashera est un exemple de l’émergence de l’« hénothéisme » (culte prédominant rendu à un dieu, ne niant pas l’existence d’autres divinités), selon Isabelle Lemelin, théologienne à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). « On passe d’un panthéon de dieux ayant plus ou moins les mêmes pouvoirs à un système où un dieu est nettement au-dessus des autres, dit Mme Lemelin. On peut même penser que les Juifs ont eu cette idée durant leur esclavage en Égypte à cause du pharaon Akhénaton, qui a instauré un type d’hénothéisme en Égypte [au XIVe siècle avant Jésus-Christ]. Quand on a l’exil à Babylone, les Juifs sont en contact avec Marduk, le dieu dominant à Babylone. »

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Isabelle Lemelin, théologienne à l’Université du Québec à Montréal, tient une statue de la déesse Ashera.

Le couple Ashera-Yahvé est typique d’une tradition de couples de divinités dans la région, selon Mme Lemelin. « La lutte contre Ashera avait commencé avant l’exil à Babylone, mais après le retour de Babylone, une conception monothéiste calquée sur Marduk s’est vraiment imposée. »

La vierge

Le culte à Ashera a néanmoins perduré jusqu’à l’époque du Christ, selon Mme Ackerman. « La vierge Marie est après tout la mère du Christ, l’épouse de Dieu. » La vie de Jésus, telle que racontée par les quatre évangiles, atteste d’ailleurs de son attitude plus proche des femmes que l’élite religieuse, estime M. Doane. « Il accepte de partager la table des femmes, c’est scandaleux pour les prêtres », dit-il. Que pense Mme Ackerman de cette interprétation d’un christianisme moins misogyne ? « Les disciples de Jésus sont quand même tous des hommes », nuance-t-elle.

Les seins de Jésus

Une exégèse « queer » note même des attributs féminins à Jésus. « Dans l’Apocalypse selon saint Jean, on décrit Jésus en robe avec une ceinture d’or qui lui serre les seins, dit M. Doane, qui a publié un essai sur le sujet sur le site Interbible. On utilise le mot grec mastoï, utilisé pour les seins des femmes. Certains ont avancé que c’est simplement une erreur, mais je ne crois pas. »

Dans son essai, M. Doane note que le mystique du XIIe siècle Bernard de Clairvaux « affirme que les chrétiens ont besoin de sucer les seins de Jésus et que les leaders doivent allaiter les autres avec leurs propres seins spirituels ».

Bérénice

Si les femmes ont été exclues de la vie religieuse officielle après l’exil à Babylone, elles ont toutefois continué à jouer un rôle politique. Du moins, jusqu’à la destruction du deuxième temple de Jérusalem, après la révolte contre l’occupation romaine au Ier siècle après Jésus-Christ.

C’est le cas de Bérénice, sœur du roi de Judée Agrippa II. « Son rôle montre bien que les femmes ont été influentes, malgré leur exclusion de la vie religieuse », explique Tal Ilan, une historienne de la Palestine antique de l’Université libre de Berlin, qui vient de publier une biographie de Bérénice. « Elle était veuve et a été l’amante de Titus, avant qu’il devienne empereur. Elle a bien connu saint Paul et Flavius Josèphe, l’historien juif romanisé qui est la source principale d’information sur la révolte juive et la destruction de Jérusalem. Elle était considérée comme le réel pouvoir du règne d’Agrippa II. » Détail important, Flavius Josèphe est souvent considéré comme l’une des sources de l’Évangile selon saint Luc.

Une version antérieure de cet article indiquait erronément que la vie de Jésus est racontée par quatre testaments.

Quelques dates de la Judée antique

587 av. J.-C. : destruction du premier temple de Jérusalem et exil à Babylone

538 av. J.-C. : fin de l’exil à Babylone après la conquête perse de la ville

70  : destruction du deuxième temple de Jérusalem