Le Canada a été le premier pays au monde à interdire le bisphénol A dans les biberons, en 2008. Depuis, l’Europe lui a emboîté le pas, avant de pousser plus loin les restrictions au fil des ans : limitations du bisphénol A dans les contenants alimentaires, les jouets et les tickets de caisse… Au Canada, encore aujourd’hui, seuls les biberons restent réglementés. Une situation préoccupante face à l’accumulation des études scientifiques montrant les effets multiples de ce perturbateur endocrinien sur l’organisme.

Dans l’urine de huit Canadiens sur dix

Bouteilles d’eau, films étirables, tickets de caisse, contenants alimentaires réutilisables ou jetables, revêtements intérieurs des canettes et boîtes de conserve… Le bisphénol A (BPA) est partout dans notre environnement. Il permet de rendre le plastique dur, transparent et résistant à la chaleur. Il peut cependant migrer dans les aliments par simple contact et se retrouver dans l’organisme, ou même pénétrer à travers la peau. Statistique Canada estimait en 2017 qu’on en retrouvait dans les urines de 81,5 % de la population canadienne. Ceux présentant les plus forts taux de BPA étaient les jeunes et les enfants.

Faut-il s’en inquiéter ? « Cela fait des décennies que les scientifiques étudient le BPA, mais il est encore utilisé aujourd’hui presque comme s’il n’y avait jamais eu d’études là-dessus », souligne Valérie Langlois, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Elle a publié en février 2022 un éditorial dans Environmental Research : il s’appuie sur pas moins de 14 revues de littérature et dresse un portrait de l’état actuel des connaissances sur les perturbateurs endocriniens, dont le BPA.

Une molécule qui se fait passer pour une hormone

Pour mieux comprendre les risques liés au BPA, il faut revenir à sa structure chimique. « Comme tous les perturbateurs endocriniens, il ressemble à une molécule produite dans notre corps, qui véhicule des messages entre les organes », explique Vincent Prévot, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, en France.

PHOTO FOURNIE PAR VINCENT PRÉVOT

Vincent Prévot, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale

Le BPA ressemble aux œstrogènes. Quand il passe dans l’organisme, il peut donner de mauvaises informations au cerveau : celui-ci va par exemple croire qu’il doit arrêter une étape du développement de l’enfant et passer à celle d’après, et peut-être pas du tout au bon moment.

Vincent Prévot, directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale

D’après Santé Canada, « la plupart des Canadiens sont exposés à de très faibles concentrations de BPA qui ne posent pas de risque pour la santé ». En faut-il une forte concentration pour voir un effet sur l’organisme ? Au contraire, affirme Vincent Prévot. Une étude belge publiée dans Endocrinology en 2016 a montré que même de très faibles doses de BPA pouvaient avoir des conséquences sur le système reproducteur de bébés rats. « Dans notre organisme, les hormones sont sécrétées à des concentrations très faibles. Donc quand il y a un grand excès de ce polluant, l’organisme va se dire que le signal est tellement fort que ça n’a aucun sens, et il ne va pas en tenir compte. Par contre, des doses extrêmement faibles vont avoir un très grand effet – ce qui n’est pas une bonne nouvelle », explique le chercheur.

PHOTO FOURNIE PAR VINCENT PRÉVOT

Au niveau du cerveau, les neurones à GnRH (en vert) participent notamment au déclenchement de la puberté. Leur bon fonctionnement est assuré par d’autres cellules, appelées astrocytes (en rouge). D’après les travaux de recherche de Vincent Prévot, une exposition au bisphénol A chez le jeune rat empêche la communication entre ces deux types de cellules, ce qui entraîne un dysfonctionnement de la fonction de reproduction (retard de la puberté, absence de cycle chez la femelle).

Les effets de ce perturbateur endocrinien sur l’organisme sont multiples. « On sait que de très faibles concentrations de BPA dans le placenta augmentent le risque de cancer du sein chez les bébés, que sa concentration dans l’urine est corrélée à l’augmentation de risque de maladie cardiovasculaire », énumère Valérie Langlois.

À la recherche du lien de cause à effet

Pour faire évoluer les réglementations du BPA, il faut démontrer en quoi il affecte le corps humain. C’est là que les choses se corsent. « Il mime nos hormones, mais il y a des récepteurs de celles-ci partout dans notre corps, donc les effets peuvent être multiples. C’est difficile de tirer un fil pour trouver un mécanisme bien précis », explique Vincent Prévot. À cela s’ajoute un cocktail de contaminants auxquels nous sommes exposés toute notre vie, appuie Valérie Langlois. « C’est difficile d’en isoler un, d’avoir une preuve certaine que tel produit a tel effet. C’est un projet de plusieurs vies », soupire-t-elle.

Dans une étude publiée en novembre 2021 dans Nature Neuroscience, Vincent Prévot et son équipe ont réussi un tour de force. « On a montré que le BPA affectait les connexions neuronales qui contrôlent la fonction de reproduction », explique le chercheur. « C’est une des premières fois que l’on voit clairement comment ce perturbateur endocrinien met un grain de sable dans le rouage du développement. » Un bon espoir pour faire pencher la balance du côté d’une réglementation plus stricte.

Des pistes de solution ?

Valérie Langlois est convaincue que la solution est entre les mains de la population. « C’est très politique. Plus la population va être au courant, se poser des questions, vouloir des actions, et plus ça va se passer », soutient-elle. Des réglementations sur le BPA comme celles adoptées par l’Europe sont cependant insuffisantes, prévient Vincent Prévot. « Les industries le remplacent par d’autres bisphénols, qui n’ont pas encore été étudiés, mais il est extrêmement probable qu’ils aient le même genre d’effet », déplore-t-il.

« Il faut arrêter de bannir une molécule à la fois ; il faut plutôt bannir l’activité de celle-ci », propose Valérie Langlois.

PHOTO FOURNIE PAR VALÉRIE LANGLOIS

Valérie Langlois, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS)

Il faut que les molécules que l’on met dans les biens de consommation n’interfèrent pas avec le système endocrinien au-delà d’un certain seuil, par exemple, pour que l’industrie s’assure en amont que les molécules qu’elle utilise ne sont pas nuisibles. Ça peut sembler simple, mais ça se passe rarement comme ça.

Valérie Langlois, professeure à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS)

En attendant, il est possible d’essayer de limiter son exposition au BPA, en privilégiant les biberons ou les contenants en verre, précise Vincent Prévot. « Le problème, c’est que dans notre société moderne, le plastique, c’est fantastique », grimace le chercheur. « Il nous a littéralement envahis. Si on interdit le plastique, ça va avoir des conséquences énormes sur la vie de tous les jours. Ce sont des problèmes très complexes, il faudrait développer des programmes transversaux pour prendre en compte tous ces aspects et voir comment on pourrait changer les choses sans tout détruire. »

Lisez l’article « Des contaminants qui dérèglent nos hormones »

L’interdiction du BPA en quelques dates

  • 2008 : dans les biberons au Canada
  • 2010 : dans les biberons en France
  • 2015 : dans les contenants alimentaires en France
  • 2020 : dans les tickets de caisse en Europe