Sécheresses
« Pour nous, une carotte d’excréments de chauves-souris, c’est comme un livre qu’on déchiffre. Il nous permet de retourner au temps des pyramides », lance Jules Blais, limnologue à l’Université d’Ottawa et auteur principal d’une étude menée dans la caverne Home Away From Home, située dans l’ouest de la Jamaïque. Les résultats ont été publiés en avril dans le Journal of Geophysical Research : Biogeosciences.
« J’ai appris l’existence de la grotte de mes collègues qui étudient les chauves-souris en Amérique centrale depuis des décennies. Et ils ont entendu parler de la grotte de notre collègue de la Jamaican Caves Organization, Stefan Stewart, qui emmène les touristes dans les grottes de Jamaïque. Il avait noté l’abondance de chauves-souris dans cette grotte particulière. »
La preuve que ces excréments reflètent bel et bien l’histoire climatique est la trace laissée par deux grandes sécheresses : les optimums climatiques médiéval (du Xe au XIVe siècle) et minoen (au XIVe siècle avant Jésus-Christ), qui ont respectivement permis l’exploration de l’Amérique du Nord par les Vikings et accompagné la fin de la civilisation minoenne en Crète. « Les chauves-souris, à ce moment, mangeaient plus de fruits et moins d’insectes, parce qu’il y avait moins d’insectes à cause du climat plus aride », explique M. Blais.
« On sait que des espèces de chauves-souris jamaïcaines qui se nourrissent d’insectes peuvent se nourrir de nectar de cactus par temps sec, quand il y a moins d’insectes. Nous avons été très impressionnés de voir aussi nettement ces sécheresses. »
Engrais préindustriel
Le changement dans la diète des chauves-souris est détectable grâce aux stérols, des molécules impliquées dans la communication cellulaire. « Les stérols sont différents chez les insectes et les plantes, dit M. Blais. On a pu faire cette analyse à partir de chauves-souris d’une station de recherche au Belize. » Le cholestérol est aussi un stérol.
Cinq espèces différentes de chauves-souris habitent la caverne Home Away From Home, découverte en 2001 par Stefan Stewart. « Elle est très profonde, il faut des techniques d’alpinisme pour se rendre à l’endroit où habitent les chauves-souris, dit M. Blais. Ça l’a protégée de l’exploitation du guano, des excréments de chauves-souris. C’était un engrais fort prisé avant l’ère industrielle, alors dans les autres cavernes, il n’y en a plus. »
Après être arrivés au fond de la caverne, là où nichent les chauves-souris, les chercheurs et M. Stewart ont creusé une tranchée pour récupérer la carotte d’excréments de deux mètres de long.
Pourquoi n’y a-t-il pas d’excréments plus vieux que 4300 ans ? « On ne sait pas trop, mais on voit que sous la couche de deux mètres d’excréments, les sédiments sont liquéfiés », répond M. Blais.
Colonisation et essais nucléaires
Ces archives d’excréments ont aussi permis de déceler l’impact de la colonisation européenne à partir du XVIe siècle. « L’introduction de la canne à sucre se voit très clairement », explique M. Blais.
En revanche, il n’est pas possible de voir l’impact des Européens sur la faune. « Il y a d’autres stérols chez les chauves-souris qui se nourrissant de sang, mais pour une raison inconnue, il n’y en a pas en Jamaïque, même s’il y a du bétail. »
Les sédiments d’excréments de chauves-souris ont aussi enregistré les essais nucléaires des années 1940 à 1960. « On voit du césium 137, même s’il n’y a pas eu de tests nucléaires dans la région », dit M. Blais.
On voit aussi l’impact de la pollution par le plomb, présent dans l’essence jusque dans les années 1970, et des engrais synthétiques utilisés en agriculture, en Jamaïque et ailleurs, depuis le milieu du siècle dernier. « On pourrait utiliser des couches plus minces de sédiments pour voir l’histoire des espèces de chauves-souris d’une région sur quelques siècles et ajuster la réglementation des activités humaines quand elles menacent leur survie », dit M. Blais.
Pourrait-on analyser la présence de virus qui, souvent, sautent des chauves-souris aux humains par l’intermédiaire d’autres espèces animales, comme peut-être le SARS-CoV-2, le coronavirus responsable de la COVID-19 ? « Oui, c’est certainement une possibilité qu’on va examiner », réplique M. Blais.
Analyser les excréments d’autres espèces ?
Pourrait-il y avoir de telles archives au Canada ? « Non, parce que les chauves-souris canadiennes habitent les cavernes l’hiver pour hiberner, dit M. Blais. L’été, elles habitent à l’extérieur. »
Normalement, M. Blais étudie les sédiments du fond des lacs, toujours pour examiner l’histoire climatique. Mais il a déjà fait des analyses similaires pour d’autres espèces, notamment des oiseaux en Arctique et le saumon du Pacifique.
« En Arctique, il y a des petits lacs peu profonds sous des rochers où nichent des colonies d’oiseaux migrateurs. On peut retrouver des couches d’excréments au fond du lac. Pour ce qui est du saumon, il remonte les cours d’eau pour aller se reproduire, puis meurt. On peut analyser dans certains cas des couches de saumons morts pour comprendre l’histoire climatique. »
Les chauves-souris en chiffres
5000 : nombre de chauves-souris habitant la caverne Home Away From Home
100 % : quantité de nourriture que mange une chauve-souris durant une journée, en comparaison avec son poids
Source : JGR Biogeosciences