« Avant, je courais presque tous les jours. Maintenant, je ne peux même pas courir plus de 10 m. Ça fait trop mal », regrette Sophie Thouin, une femme de 46 ans qui a toujours été active, jusqu’à ce que le lipœdème domine sa vie.

Plus qu’une histoire d’esthétique

Parfois surnommé la maladie des jambes-poteaux, le lipœdème est une affection chronique et douloureuse qui entraîne une augmentation anormale de gras dans les membres inférieurs. Elle touche presque exclusivement les femmes et se déclenche habituellement à des moments de grandes variations hormonales, comme la puberté, la grossesse et la ménopause.

Celles qui en souffrent peuvent n’avoir que la peau sur les os dans le haut du corps, mais leurs jambes restent énormes. Elles souffrent aussi de lourdeur, d’hypersensibilité au toucher et font des hématomes à la moindre pression. « S’il n’y a pas de douleur chronique, ce n’est pas du lipœdème », précise la Dre Anna Towers du Centre universitaire de santé McGill, membre de l’Association internationale du lipœdème.

Au Canada, peu de médecins connaissent la maladie et ils la confondent souvent avec l’obésité. Pourtant, elle est reconnue par l’OMS. En Allemagne, qui est le chef de file dans l’étude du lipœdème, on la traite depuis une quinzaine d’années.

Le principal problème est que le gras du lipœdème n’est pas un gras normal : il est indélogeable. « Cette masse de graisse et d’eau ne disparaît tout simplement pas, explique le phlébologue Michel Dagenais. Les femmes ont beau faire des régimes et du sport pour perdre du poids, le gras du lipœdème reste là. » Et contrairement au gras sain, le lipœdème s’accumule en formant des nodules, ce qui lui donne une texture bosselée.

La majorité des femmes atteintes vivent une détresse psychologique liée à leur image corporelle. Car malgré tous leurs efforts, leur situation continue à empirer.

« Quand je suis tombée enceinte, mes jambes ont commencé à grossir de plus en plus, nous a confié Julie Charette, une femme de 40 ans atteinte de lipœdème. Ce n’est jamais parti, même après que j’ai perdu tout le poids lié à la grossesse. J’étais en panique. »

Plus la maladie progresse, plus les jambes des patientes se déforment, et plus les douleurs deviennent invalidantes.

PHOTO CHARLES-WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

Julie Charette

Dans les derniers stades de la maladie, on peut se retrouver en marchette ou en fauteuil roulant. On laisse notre état se dégénérer simplement parce que ce n’est pas connu ici, alors qu’ailleurs dans le monde, on offre des traitements.

Julie Charette, 40 ans, atteinte de lipœdème

Laissées à elles-mêmes

Parce que le lipœdème reçoit peu d’attention médicale, les femmes atteintes n’arrivent pas à obtenir d’aide. « Personne ne nous croit, même les professionnels de la santé », déplore Myriam Racat, qui a longtemps soupçonné que quelque chose clochait, mais n’a jamais été prise au sérieux par son médecin de famille.

« La maladie est méconnue, c’est ça, le gros problème », indique le DDagenais, l’un des rares médecins qui s’y intéressent. Il raconte que plusieurs femmes éclatent en sanglots quand il pose le diagnostic. « C’est un grand soulagement de pouvoir enfin mettre un mot sur ce qu’elles vivent », ajoute-t-il.

Cependant, même après le diagnostic, beaucoup d’entre elles ne sont pas prises en charge, car l’expertise est limitée.

Sans l’appui des professionnels de la santé, ces femmes se débrouillent autrement. Elles ont bâti un réseau d’entraide où elles font partager leur expérience, leurs conseils et le nom des spécialistes qui peuvent les assister. « La communauté m’a sauvée, souligne Julie Charrette. C’est grâce aux groupes de soutien que j’ai découvert qu’il existait des traitements. »

Des traitements… non couverts par la RAMQ

Bien qu’on ne puisse pas encore guérir le lipœdème, il existe des manières d’alléger les symptômes. Les vêtements compressifs, les drainages lymphatiques et la pressothérapie aident à réduire la douleur et l’enflure, explique le DDagenais.

« J’ai une prescription pour des bas de compression à mailles plates, raconte Julie Charette. Mais la RAMQ ne les couvre pas sous le diagnostic de lipœdème ! »

Ces bas coûtent habituellement entre 600 et 900 $ la paire. Et puisqu’ils doivent être portés tous les jours toute la journée, il faut les remplacer au bout de quatre à six mois, car ils deviennent moins efficaces.

Les drainages lymphatiques ne sont pas remboursés non plus. Au coût d’environ 100 $ la séance, la facture monte rapidement.

Dans les cas plus sévères, ces traitements ne suffisent pas. Les patientes doivent recourir à la chirurgie si elles veulent se débarrasser des douleurs pour de bon, mais à leurs frais là encore.

La seule façon d’éliminer la graisse de lipœdème, c’est avec la liposuccion [assistée par hydrojet]. Malheureusement, même en 2023, il n’y a aucun spécialiste au Canada qui peut pratiquer cette opération. Les patientes doivent donc aller à l’étranger.

Le Dr Michel Dagenais, phlébologue

On associe souvent le terme « liposuccion » à la chirurgie esthétique, mais celle qu’on pratique pour traiter le lipœdème est une intervention médicale bien différente. « Contrairement à la liposuccion esthétique, celle-ci va plus en profondeur, alors on doit injecter un liquide pour déloger le gras anormal sans endommager les autres tissus », explique le chirurgien allemand Falk Christian Heck, qui pratique cette opération depuis 2015. Il faut habituellement deux à quatre opérations, selon la sévérité du cas, pour que l’intervention reste sans danger.

Même l’Agence des médicaments et de la technologie de la santé au Canada (ACMTS) reconnaît que la liposuccion est la seule manière d’enlever le gras anormal de type lipœdème. Cependant, l’ACMTS juge que les études sont encore insuffisantes pour la recommander. Selon la Dre Anna Towers, c’est ce qui expliquerait pourquoi les frais ne sont pas couverts. « Il faut plus de recherche », estime-t-elle.

La Régie de l’assurance-maladie du Québec (RAMQ) a indiqué à La Presse que la décision de couvrir les traitements d’une maladie revient au ministère de la Santé et des Services sociaux. Celui-ci nous a répondu qu’il se base sur les recommandations de l’Institut national d’excellence en santé et en services sociaux (INESSS). Puis à son tour, l’INESSS nous a précisé qu’il n’a pas reçu de mandat concernant l’évaluation des traitements du lipœdème.

Pour le DDagenais, c’est une question de temps avant que la maladie soit mieux connue du corps médical. La science du lipœdème est encore jeune, mais il ne doute pas qu’elle se développera dans les prochaines années. « Depuis environ trois ans, c’est un sujet incontournable dans les congrès de phlébologie », ajoute-t-il.

Pourtant, la maladie a été découverte dès 1940. Selon le Dr Heck, le lipœdème a été trop longtemps ignoré de la recherche parce que la maladie ne touche « que » les femmes.

« Le Canada est dans une situation semblable à celle que l’Allemagne a connue il y a 20 ans, raconte-t-il. J’ai vu des patientes plus âgées pleurer pendant les consultations, exprimant que la moitié de leur vie avait été gâchée simplement par manque de sensibilisation. Cela m’a profondément touché et m’a inspiré à faire du lipœdème ma mission de vie. »

Le chirurgien allemand planifie un congrès à Montréal cette année, pour parler du lipœdème aux patientes et au personnel de la santé.

Retrouver sa qualité de vie, 60 000 $ plus tard

PHOTO FOURNIE PAR MYRIAM RACAT

Myriam Racat et son chirurgien, après une troisième opération en Espagne

En attendant que l’expertise se développe ici, les femmes atteintes de lipœdème doivent débourser des sommes exorbitantes pour se faire opérer dans une clinique étrangère.

C’est la décision qu’a prise Myriam Racat, une agricultrice de 37 ans. Elle a subi quatre interventions en Espagne pour traiter son lipœdème.

Ça a changé ma vie. Je n’ai plus de douleurs, je n’ai plus de sensations de lourdeur ou de chocs électriques dans mes jambes. Je peux enfin recommencer à faire du sport, de la marche, à jardiner.

Myriam Racat

Ces interventions médicales lui ont coûté 60 000 $.

En plus du coût de l’opération elle-même, il faut compter les frais des médicaments, des accessoires, des soins de physiothérapie postopératoires, du billet d’avion et de l’hébergement, puisqu’il faut attendre une semaine avant de reprendre l’avion pour rentrer, afin de réduire les risques de thrombose. Tout cela, sans parler de la perte de salaire liée à la convalescence.

L’agricultrice a réussi à les payer grâce à des années d’épargne, à l’aide financière de ses parents et à une collecte de fonds sur la plateforme GoFundMe. Tout de même, elle a dû mettre de côté les projets pour lesquels elle avait économisé au départ.

« Je dois choisir entre ma santé et mon projet familial »

Pour Annabelle Sabourin, enseignante au primaire, le lipœdème la pousse à faire des choix déchirants. À 26 ans, ses douleurs aux jambes commencent déjà à limiter ses activités quotidiennes.

« Le médecin m’a confirmé que j’étais au stade 3, ce qui est très avancé, explique Annabelle. Alors il m’a recommandé de faire les opérations au plus vite. »

Le hic, c’est que les frais pour elle sont évalués à 40 000 $. L’autre hic, c’est qu’elle veut fonder une famille bientôt. Et puisque le lipœdème s’amplifie avec la grossesse, les médecins lui recommandent fortement de subir les interventions avant d’avoir des enfants.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Annabelle Sabourin souffre de lipœdème, une affection qui rend ses jambes douloureuses.

Est-ce que j’abandonne le projet maison et je repousse le moment de fonder une famille ? Ou j’achète une maison et j’ai des enfants, mais je prends le risque que ma santé se détériore gravement, rapidement ?

Annabelle Sabourin

Sophie Thouin considère elle aussi l’opération, mais est rebutée par le prix et la distance. Comme plusieurs « maladies de femmes », elle déplore que le lipœdème demeure ignoré du milieu médical. « Si un seul homme en position d’autorité à Santé Canada souffrait de lipœdème, je suis certaine que des actions seraient prises pour que la maladie soit reconnue et traitée au pays. »

En savoir plus
  • Une femme sur dix
    Le lipœdème toucheenviron une femme adulte sur 10, à différents degrés. Certains médecins pensent toutefois que cette proportion est surestimée et qu’il faut plusd’études pour connaître sa prévalence.
    Sources : « Lipedema – Pathogenesis, Diagnosis, and Treatment Options », Dtsch Arztebl Int, 2020 ; 2. « The Prevalence Was Probably Overestimated » ; Dtsch Arztebl Int, 2021
    20 ans
    Les femmes atteintes de lipœdème reçoivent un diagnostic environ 20 ans après l’apparition de leurs premiers symptômes.
    Sources : « Exploration of Patient Characteristics and Quality of Life in Patients with Lipoedema Using a Survey », Dermatol Ther (Heidelb), 2018 ; « Stages of lipoedema: experiences of physical and mental health and health care », Qual Life Res, 2023
  • 16 %
    Pourcentage de femmes atteintes de lipœdème qui souffrent ausside troubles alimentaires, comparativement à 3 % dans la population générale au Canada
    Sources : « Stages of lipoedema: experiences of physical and mental health and health care », Qual Life Res, 2023 ; « A Report on Mental Illnesses in Canada », Santé Canada, 2002