À Québec, deux femmes dont des proches ont mis fin à leurs jours ont constaté avec horreur des intrusions dans leurs dossiers médicaux, des mois après leur mort. Un ordre professionnel a déjà sanctionné certaines des employées en cause. Les recherches de La Presse dans les décisions disciplinaires montrent que le problème est répandu aux quatre coins du Québec.

Va-et-vient dans le dossier de son fils

Qu’est-ce que le personnel d’un hôpital psychiatrique est allé faire dans le dossier d’Isaac Lajeunesse à des dizaines de reprises, des mois après son suicide ? C’est la question que posent les parents du jeune homme, qui a mis fin à ses jours en mai 2020 à 19 ans, juste après son congé de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec.

Atterrés, ses proches ont voulu savoir pourquoi l’établissement l’avait laissé sortir le jour fatidique. En plus de son dossier médical, ils ont fait venir sa « journalisation » : la liste des personnes qui l’avaient consulté. « On a eu un haut-le-cœur », dit sa mère Geneviève Déziel.

Elle a fait parvenir le document à La Presse. La liste contient 11 noms de personnes qui ont accédé aux secrets médicaux d’Isaac jusqu’en février dernier, soit près de trois ans après sa mort. Plusieurs d’entre elles n’avaient jamais travaillé avec son fils, assure-t-elle.

Un suicide médiatisé

Le décès du jeune homme a fait grand bruit dans la capitale. En novembre 2020, Le Soleil s’est penché sur la façon dont l’Institut universitaire en santé mentale de Québec (IUSMQ) avait traité son cas. « Aurait-on pu sauver Isaac ? », demandait le journaliste Marc Allard en une du quotidien.

Le lendemain, les visites dans le dossier médical du jeune homme ont explosé, selon la liste des accès. Six mois après sa mort.

PHOTO FOURNIE PAR GENEVIÈVE DÉZIEL

Après son suicide, 11 personnes ont accédé au dossier d’Isaac Lajeunesse à l’Institut universitaire en santé mentale de Québec.

Savoir que des personnes consultent le dossier de mon fils, qui est décédé par suicide et qui n’a pas eu les soins requis, ça m’a dégoûtée. Ces gens ont violé leur code de déontologie, soit par curiosité, soit pour se protéger d’une éventuelle plainte.

Geneviève Déziel

« C’est quelque chose qui m’a vraiment fait de la peine, dit Geneviève Déziel. Ça a fait mal parce qu’en fait, ton enfant, il n’est pas soigné comme il faut, et il y a des gens qui se permettent d’aller fouiller dans le dossier. »

PHOTO PATRICE LAROCHE, ARCHIVES LE SOLEIL

Des employés de l’Institut universitaire en santé mentale de Québec ont consulté le dossier d’Isaac Lajeunesse des mois après sa mort, ce qui a dégoûté sa mère, Geneviève Déziel.

La mère d’Isaac a formulé une série de demandes d’enquête aux syndics des ordres qui supervisent le travail de ces professionnels. Dans la foulée, deux employées ont été condamnées pour leurs indiscrétions. Des ordonnances empêchent toutefois La Presse de les nommer dans cet article et de donner davantage de détails.

Selon la journalisation du dossier médical, l’une de ces professionnelles y est retournée jusqu’au 15 février dernier, près de trois ans après la mort d’Isaac Lajeunesse. L’IUSMQ lui a donc laissé ses accès au dossier pendant l’enquête, puis le processus d’enquête et les auditions devant son conseil de discipline.

Des plaintes infructueuses au CIUSSS

Geneviève Déziel a eu moins de succès auprès du commissariat aux plaintes et à la qualité des services du CIUSSS de la Capitale-Nationale, qui supervise l’IUSMQ. Elle est restée sous l’impression que l’organisation ne tenait pas à faire subir des sanctions au personnel responsable de violations du secret médical.

Dans une lettre que La Presse a obtenue, la commissaire adjointe aux plaintes du CIUSSS, Marjorie Dumas, reconnaît pourtant « un écart à la pratique professionnelle » d’une employée non identifiée qui faisait l’objet d’une plainte.

La professionnelle aurait même reconnu que sa consultation du dossier « n’était pas optimale ni autorisée dans le contexte ».

La commissaire adjointe ajoute toutefois que cette employée « a été motivée par un souci de qualité » et sa lettre n’évoque finalement aucune mesure disciplinaire précise pour aucun des membres du personnel dénoncés.

Geneviève Déziel a demandé la révision de cette décision, en vain. La mère d’Isaac Lajeunesse s’est aussi adressée au Protecteur du citoyen et à la Commission d’accès à l’information, qui ont refusé d’enquêter.

Relations publiques

Parmi les 11 personnes que visait sa plainte, un adjoint à la direction du CIUSSS de la Capitale-Nationale est resté plus d’une heure dans le dossier de son fils, le lendemain de l’article du Soleil en novembre 2020.

La direction aurait « interpellé » cet employé « afin de répondre aux relations médias », selon la lettre de Marjorie Dumas. « Ainsi, je ne perçois pas d’écart relativement à la consultation du dossier de votre fils », indique sa réponse.

En principe, la confidentialité de ces renseignements est pourtant protégée par plusieurs lois, dont la Charte des droits et libertés.

Outre le personnel soignant, les archivistes et le personnel administratif autorisé dans le cadre de leurs fonctions, tous les employés doivent avoir la permission du patient pour consulter son dossier, souligne l’avocat spécialisé en responsabilité médicale Patrick Martin-Ménard.

Dans le cas d’un patient décédé, c’est très difficile pour la famille d’avoir accès au dossier et beaucoup n’y arrivent pas, dit-il. Alors au nom de quoi un directeur adjoint de CIUSSS peut regarder ces informations-là pour gérer les relations publiques de l’hôpital ?

Patrick Martin-Ménard, avocat spécialisé en responsabilité médicale

Le syndic de l’OIIQ refuse de porter plainte

Geneviève Déziel a aussi demandé au syndic de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) de se pencher sur les agissements d’une autre employée de l’IUSMQ. Le chien de garde de la profession a refusé de porter le cas de la professionnelle devant le conseil de discipline.

« Cette dernière a reconnu qu’elle n’avait pas de motif professionnel pour consulter le dossier de votre fils et qu’il s’agissait d’une erreur de jugement de sa part, admet pourtant la syndique adjointe dans une lettre à Geneviève Déziel que La Presse a obtenue. Elle s’est excusée et a démontré de sincères remords et une introspection devant nous. »

Nous avons pris la décision de ne pas nommer l’infirmière parce qu’elle n’a pas été condamnée.

Le CIUSSS n’a pas répondu à nos questions à ce sujet, invoquant la confidentialité des dossiers de ses employés. La porte-parole Mélanie Otis mentionne simplement que l’organisme doit « faire des vérifications et apporter les correctifs nécessaires » quand une situation « pourrait laisser présager que des manquements ont été observés ».

Après des crises suicidaires, Isaac Lajeunesse a aussi fréquenté le Centre hospitalier universitaire de Québec (CHUQ). Geneviève Déziel a aussi obtenu la journalisation de son dossier dans cet établissement, et selon elle, plusieurs infirmières qui l’ont consulté n’ont jamais soigné Isaac et n’auraient jamais dû s’y aventurer non plus. L’établissement n’a pas répondu à nos questions à ce sujet.

Cinq autres plaintes de Geneviève Déziel auprès des ordres pour violation de confidentialité sont toujours en cours d’examen.

Deux fois plus de consultations après sa mort

Trois ans après le suicide de sa sœur, Josée Bilodeau a réalisé que le personnel de l’hôpital avait multiplié les consultations de son dossier médical à la suite de sa disparition. « Je suis tombée en bas de ma chaise, dit-elle. Il y avait le double d’accès après sa mort. »

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Josée Bilodeau a été « abasourdie » de découvrir tout le trafic enregistré dans le dossier médical de sa sœur après sa mort.

Suzie Aubé fréquentait l’Institut universitaire en santé mentale de Québec (IUSMQ), comme Isaac Lajeunesse. Comme lui, Suzie Aubé s’est suicidée tout de suite après avoir obtenu son congé. Ses proches n’avaient pas été avertis de sa sortie et n’ont donc pas pu déployer un plan de sécurité pour la protéger.

Josée Bilodeau a participé à une enquête publique de la coroner sur le thème du suicide. À ce titre, elle a pu obtenir à l’été 2022 la « journalisation » du dossier médical de sa sœur : la liste des personnes qui ont accédé à ces informations.

« J’ai vu que ça comptait 23 pages, raconte-t-elle. J’ai mis ce document-là de côté tellement j’étais abasourdie. »

Enquête de la coroner

Dans le cadre d’audiences publiques sur la thématique du suicide, la coroner s’est penchée sur une série de morts dont les circonstances remettent en question la qualité des soins qu’ont reçus les disparus. Pour Josée Bilodeau, l’étude du cas de sa sœur n’est certainement pas étrangère à la grande « popularité » de son dossier, pense-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR JOSÉE BILODEAU

Suzie Aubé

Quelques jours avant les premières auditions en décembre 2019, une travailleuse sociale, Marie-Ève D’Amours, est entrée dans le dossier de Suzie Aubé, montre la journalisation de son dossier, qu’a obtenue La Presse.

Marie-Ève D’Amours n’en était pas à ses premières incursions dans le dossier de Suzie Aubé. En fait, la travailleuse sociale s’y est rendue huit fois dans l’année qui a suivi sa mort.

Josée Bilodeau ne se l’explique pas. « Personne ne devrait consulter un dossier médical s’il n’a pas affaire dedans, dit-elle. Puis avoir affaire dedans, c’est quand tu es responsable de quelqu’un qui est en traitement. »

Elle a demandé une enquête sur Marie-Ève D’Amours au syndic de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec. L’organisme lui a confirmé à la fin février qu’il se penchera sur son cas.

Déjà condamnée

Marie-Ève D’Amours vient d’ailleurs d’écoper d’une amende de 2500 $ et devra payer les frais judiciaires, après avoir plaidé coupable d’avoir accédé sans raison au dossier d’une autre personne. Une ordonnance de non-publication interdit à La Presse d’identifier la victime de ses indiscrétions. Elle a cliqué 56 fois dans le dossier du patient concerné.

Selon la décision, la syndique adjointe a plaidé que l’infraction commise dans ce dossier « est d’une gravité importante », « puisqu’elle a consulté des informations hautement confidentielles ».

Mais le conseil de discipline des travailleurs sociaux ne voyait pas les choses du même œil. L’infraction de Marie-Ève D’Amours au code de déontologie est « un geste isolé dans le cadre d’une carrière jusque-là sans taches », selon le chien de garde de la profession.

« Même si l’infraction est objectivement grave, le conseil considère que l’imposition de l’amende minimale suffit pour protéger le public et maintenir sa confiance », indique la décision, datée du 28 février dernier.

D’autres professionnels de l’IUSMQ ont aussi consulté le dossier de Suzie Aubé pour des raisons obscures après sa mort. Josée Bilodeau prépare de nouvelles plaintes contre eux.

Le CIUSSS de la Capitale-Nationale, qui chapeaute l’Institut, a refusé de commenter le cas de Suzie Aubé et de sa travailleuse sociale.

Un autre deuil

Après avoir dû faire le deuil de sa sœur, Josée Bilodeau a perdu son frère, qui a aussi mis fin à ses jours en novembre dernier. À travers ces drames, pourquoi consacrer de l’énergie à demander des comptes sur l’accès au dossier médical de Suzie Aubé ?

« Pour moi, c’est lui rendre hommage, dit-elle. Elle n’est pas décédée dans la dignité. L’idée, c’est de lui en redonner. »

Josée Bilodeau veut aussi contribuer à mieux protéger les renseignements confidentiels les plus intimes des Québécois. « Moi, je trouve ça épeurant de savoir qu’on peut retourner consulter notre dossier médical, qu’on soit vivant ou mort, si on n’a pas d’affaire là. »

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

La Presse a recensé des cas de violation du secret médical aux quatre coins du Québec.

Des violations du secret médical à profusion

Aux quatre coins du Québec, des décisions disciplinaires font la chronique sinistre de milliers d’indiscrétions que se permettent certains employés de la santé peu scrupuleux.

Curiosité morbide dans le dossier d’une jeune suicidée

« Il y a une quinzaine de personnes qui sont allées consulter le dossier médical de ma fille alors que son corps était encore chaud », dénonce la mère d’une adolescente de 13 ans qui s’est suicidée en 2017, dans un village des Laurentides.

Une ordonnance de confidentialité nous interdit de la nommer. Elle a déposé des plaintes privées contre des employés pour la consultation sans raison des données médicales sur sa fille.

L’une d’entre elles, Julie Déziel, vient d’être reconnue coupable et attend sa sanction. Une autre infirmière, Emmanuelle Verdier-Huot, a reçu une amende de 2500 $, pour avoir laissé sa session ouverte dans le système clinique, ce qui aurait permis à un tiers non identifié de consulter le dossier.

La mère a aussi déposé trois plaintes contre des médecins qui auraient eux aussi consulté les données sur son enfant sans raison.

Le directeur des communications, des ressources humaines et des affaires juridiques du CISSS de la région, Antoine Trahan, se dit « choqué du manquement professionnel qui a ajouté à la douleur de la famille ».

Selon lui, la situation de la jeune fille a eu « un important écho » dans les hôpitaux des Laurentides. « Un resserrement des vérifications a eu lieu dans l’ensemble de nos équipes de soins. »

Une seule infirmière, 1109 dossiers consultés

En Gaspésie, l’infirmière auxiliaire Caroline Therrien s’est vu imposer une radiation de cinq mois en 2020 pour avoir consulté à 2339 reprises les dossiers de 1109 patients sans autorisation.

Parmi les cibles de ses indiscrétions : sa propre famille, ses collègues et leurs proches, des personnalités publiques de la région…

Selon la décision, Caroline Therrien aurait commencé à consulter ces dossiers « afin d’identifier des ressources, trucs et astuces pour venir en aide à une personne de son entourage ».

Dans le cadre des procédures contre elle, Caroline Therrien a dit ignorer que la consultation de dossiers sans raison était interdite.

Un syndicat défend une infirmière trop curieuse

Toujours en Gaspésie, le syndicat d’une infirmière a tenté d’empêcher son congédiement malgré ses graves indiscrétions.

Le CISSS de la région reprochait à Sandra Rioux d’avoir consulté les dossiers médicaux de 174 personnes qu’elle ne suivait pas en 2018 et 2019, selon un jugement du Tribunal d’arbitrage qu’a consulté La Presse.

Ces violations de confidentialité ont eu de graves conséquences. L’infirmière a révélé à l’entourage d’une patiente concernée une liaison intime mentionnée à son dossier.

Le Syndicat des infirmières, infirmières auxiliaires et inhalothérapeutes de l’est du Québec, affilié à la Centrale des syndicats du Québec, a tout de même déposé un grief pour contester le congédiement de Sandra Rioux. L’arbitre l’a rejeté.

Selon les vérifications de La Presse, Sandra Rioux n’a fait l’objet d’aucune poursuite devant son conseil de discipline et est toujours inscrite au tableau de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec.

Un accès partagé avec des « consultantes en homéopathie »

À Québec, un pharmacien s’est vu imposer une radiation d’un an en 2019 pour avoir laissé ses employées « consultantes en homéopathie ou en naturopathie » utiliser son accès au Dossier santé Québec (DSQ).

Ce système centralisé de renseignements médicaux est pourtant destiné exclusivement aux professionnels de la santé qui ont des raisons cliniques de s’y rendre, dans le cadre d’un service à un patient.

« Dans l’un des cas, la personne non habilitée a accédé plus de 50 fois au DSQ sans aucune autorisation », indique le conseil de discipline de l’Ordre des pharmaciens du Québec dans sa décision contre Yvan Bourgault.

C’est loin d’être le seul reproche que lui faisait le chien de garde de la profession. Au total, Yvan Bourgault s’est vu imposer 30 mois de radiation et 12 000 $ d’amende pour une série d’infractions, dont la vente de médicaments sans ordonnance.

Un médecin dans le dossier d’une collègue

Un chirurgien du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM) s’est vu imposer une radiation de trois mois en 2020. Il a laissé son fils accéder au dossier médical d’une patiente de l’établissement qu’il ne suivait pas.

Cette patiente, appelée « Mme A » dans la décision de son conseil de discipline, était une collègue avec qui il a eu « plusieurs conflits professionnels ».

Les consultations injustifiées ont eu lieu chez lui, alors qu’il avait accès au système de dossiers médicaux du CHUM à distance.

« Ce sont mes enfants mineurs qui auraient vraisemblablement fait usage de mon ordinateur momentanément, et auraient ouvert ce dossier médical », a expliqué le DAlain Jean Barrier, selon la décision du conseil de discipline du Collège des médecins.

BESOIN D’AIDE ?

Si vous avez besoin de soutien, si vous avez des idées suicidaires ou si vous êtes inquiet pour un de vos proches, appelez le 1 866 APPELLE (1 866 277-3553). Un intervenant en prévention du suicide est disponible pour vous 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Consultez le site de l’Association québécoise de prévention du suicide Consultez le site du Centre de prévention du suicide de Québec Consultez le site de Suicide Action Montréal