Une ressource intermédiaire accueillant jusqu’à sept personnes lourdement handicapées conserve depuis 2017 son contrat avec le réseau de la santé malgré les nombreuses anomalies constatées au fil des ans. La propriétaire de l’endroit rejette toutes ces critiques. Mais le conflit met au jour deux failles importantes du réseau hébergeant les plus vulnérables de la province : la grande tolérance envers certaines résidences jugées problématiques. Et un manque de confiance des propriétaires envers les processus d’enquête.

Résidence Auberge des Brises : « Parmi les 10 plus problématiques » de la Montérégie

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Dans un rapport accablant visant l’Auberge des Brises sans la nommer, on souligne notamment le « désœuvrement et le retrait des usagères et des usagers dans leur chambre ».

Malgré plusieurs signalements inquiétants au fil des ans, une ressource intermédiaire de la Montérégie détient depuis 2017 un contrat pour héberger des personnes lourdement handicapées. Rejetant l’ensemble des critiques soulevées contre elle, la propriétaire de l’endroit pose une question pertinente : « Si mes usagers étaient si maganés, si on n’en prenait pas soin, pourquoi je suis encore ouverte ? »

La résidence Auberge des Brises de Sainte-Julie détient un contrat avec le CISSS de la Montérégie-Ouest pour héberger sept personnes, la plupart sous curatelle, présentant de multiples handicaps. Tous des « cas lourds », peut-on lire dans un rapport du Protecteur du citoyen, qui a enquêté sur la ressource. Le rapport dévastateur, daté du 30 mai dernier, fait état de plusieurs lacunes majeures dans la résidence.

Consultez le rapport du Protecteur du citoyen

On peut lire que l’Auberge des Brises traîne un « volumineux dossier » et que, dès la signature du contrat avec le réseau de la santé, « il est apparu assez rapidement que la ressource éprouvait de la difficulté à répondre aux attentes ». On parle notamment de « difficulté à maintenir une prestation sécuritaire de services ».

Le nom de la ressource intermédiaire n’est pas cité dans le rapport du Protecteur du citoyen, les enquêtes du genre étant confidentielles au Québec. Mais La Presse a pu déterminer que l’Auberge des Brises était la résidence visée, ce qu’a confirmé sa propriétaire, Joanne Costo, qui estime toutefois que le rapport du Protecteur du citoyen est « faux de A à Z ».

Aucun employé sur place

Dans le rapport, on peut lire que plusieurs intervenants du CISSS de la Montérégie-Ouest qui se sont rendus à l’Auberge des Brises au fil des ans ont constaté le « désœuvrement et le retrait des usagères et des usagers dans leur chambre ». Le rapport note qu’il est arrivé qu’un intervenant du CISSS se rende tôt le matin dans la ressource, mais qu’il n’y avait « aucun membre du personnel dans la maison ».

Il y a quelques années, une usagère a fait une « thrombophlébite profonde », mais parce qu’on a tardé à la faire prendre en charge, la résidante a subi des « séquelles permanentes ».

Le service de la gestion des risques du CISSS de la Montérégie-Ouest a mené une enquête après ces évènements.

Dans le rapport du Protecteur, il est écrit qu’un usager est mort d’étouffement en mai 2018 « à la suite d’une fausse route alimentaire ». Selon le rapport du coroner obtenu par La Presse, le résidant, qui était atteint de dysphagie, s’est étouffé le 14 mai 2018. « Il semble qu’on ait donné une bouchée [au résidant] puis qu’il ait été laissé sans surveillance pendant quelques instants », est-il écrit dans le rapport du coroner.

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La résidence Auberge des Brises fait partie « des dix milieux les plus problématiques eu égard à la prestation sécuritaire de services », souligne le CISSS de la Montérégie-Ouest.

Une autre enquête du CISSS a été menée à la suite de cet évènement. Mais « aucun plan de suivi […] n’a pu être observé au dossier », peut-on lire dans le rapport du Protecteur du citoyen. La gestionnaire des risques du CISSS de la Montérégie-Ouest précise pourtant que l’Auberge des Brises est « dans le peloton de tête peu enviable des dix milieux les plus problématiques eu égard à la prestation sécuritaire de services », peut-on lire dans le document.

Des problématiques récurrentes

Depuis la désinstitutionnalisation des personnes atteintes de déficience intellectuelle et de trouble du spectre de l’autisme au Québec, celles-ci ont été confiées à un réseau de ressources de type familial et de ressources intermédiaires. Ces résidences intégrées dans la communauté sont sous contrat avec le réseau de la santé. Les CISSS sont chargés d’évaluer les besoins des résidants et de leur offrir les services professionnels requis. Les ressources intermédiaires doivent quant à elles offrir accompagnement et soutien aux usagers.

Au fil des ans, deux signalements de maltraitance physique ont été enregistrés à l’Auberge des Brises. Si les signalements n’ont pas été prouvés, le Protecteur du citoyen estime qu’il existe tout de même un « doute raisonnable ».

Une enquête administrative a été déclenchée par le CISSS après le premier signalement en 2018. Le Protecteur du citoyen estime toutefois que la technique d’enquête était « questionnable » puisque les visites « non planifiées » du CISSS avaient en fait été annoncées.

En 2021, à la suite du deuxième signalement pour maltraitance, le CISSS a procédé à des séances d’observation et a pu constater que la ressource intermédiaire ne surveillait pas bien ses usagers au moment des repas. La seule employée présente sur place « ne suffisait pas à la tâche », dit le rapport du Protecteur. Un « plan de concertation » a été rédigé après ces visites, mais il n’a pas été respecté en entier, note le Protecteur.

En entrevue à La Presse et dans sa version des faits donnée au Protecteur du citoyen, Mme Costo a rejeté l’ensemble des critiques formulées contre sa ressource. Les affirmations rassurantes de la propriétaire ne sont toutefois « pas corroborées par le dossier et les témoignages recueillis auprès du personnel de l’établissement », tranche le Protecteur du citoyen. La responsable de la ressource offre plutôt depuis des années une « collaboration mitigée », écrit-il.

Pour lui, « face à la quantité de situations problématiques […] et à leur récurrence », « il est étonnant de constater qu’il n’y a pas une seule lettre d’écart au dossier » de l’Auberge des Brises. Le CISSS de la Montérégie-Ouest « ne peut pas s’adapter indéfiniment, encadrer à long terme et suppléer les faiblesses de son contractant », écrit le Protecteur du citoyen, qui émet six recommandations, dont « évaluer s’il y a un motif sérieux justifiant de mettre fin au contrat avec cette ressource ».

Une grande tolérance

Ce n’est pas la première fois que le réseau de la santé est pointé pour la trop grande tolérance dont il fait preuve avec des ressources d’hébergement jugées problématiques.

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Au CHSLD Herron, à Montréal, 47 personnes sont mortes au début de la pandémie.

Dans son rapport d’enquête sur le CHSLD Herron remis à l’été 2020, l’ex-sous-ministre Sylvain Gagnon parlait d’une « cascade de rapports d’évaluation, de demandes de plan d’amélioration » au fil des ans dans ce CHSLD privé de Montréal où 47 personnes sont mortes au début de la pandémie. M. Gagnon plaidait pour rendre davantage « imputables les dirigeants des organisations ».

La même situation s’est produite au Manoir Liverpool à Lévis. La ressource intermédiaire avait fait l’objet de plusieurs rapports défavorables au fil des ans, mais était tout de même sous contrat avec le CISSS de Chaudière-Appalaches. La coroner Géhane Kamel, dans son enquête qui s’est penchée sur le décès d’un résidant du Manoir Liverpool, se dira « un peu inquiète » du fait qu’il aura fallu un reportage de Radio-Canada sur des cas de maltraitance dans cette ressource intermédiaire pour que le CISSS déclenche enfin une enquête administrative.

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Annie Couture, directrice adjointe à l’hébergement des programmes Déficiences au CISSS de la Montérégie-Ouest

Directrice adjointe à l’hébergement des programmes Déficiences au CISSS de la Montérégie-Ouest, Annie Couture reconnaît que la philosophie qui entoure la surveillance des ressources intermédiaires est fondée sur la « collaboration ». Car fermer une ressource n’est pas bénin. « Ça déracine les usagers », dit-elle. L’objectif du processus de surveillance « n’est pas de procéder systématiquement à une fermeture de ressource, mais bien de s’assurer que les services rendus aux usagers sont de qualité », affirme également le porte-parole du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) Robert Maranda.

Agir plus rapidement

Mais au CISSS de la Montérégie-Ouest, le dossier de l’Auberge des Brises a révélé des « lacunes » dans le mécanisme de contrôle de qualité et ce dernier est en train d’être « revu » pour être « beaucoup plus court », a confirmé à La Presse Mme Couture.

Dans le cas de l’Auberge des Brises, Mme Couture assure « appliquer rigoureusement les recommandations prescrites par le Protecteur du citoyen ». Elle affirme que la ressource « collabore » maintenant et « a fait les correctifs ». Cinq résidants y sont toujours hébergés, comme a pu le constater La Presse en visitant les lieux. Et ceux-ci « ne veulent pas la quitter », note Mme Couture. Mais on ne confie pas de nouveaux candidats à cette ressource pour l’instant.

Un rapport « entièrement faux », dit la propriétaire

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Joanne Costo, propriétaire de l’Auberge des Brises

Quand elle a pris connaissance du rapport du Protecteur du citoyen critiquant sévèrement sa ressource intermédiaire, Joanne Costo a été « vraiment fâchée ». « Je n’en revenais pas. […] Le rapport est entièrement faux », dit la propriétaire de l’Auberge des Brises à Sainte-Julie.

Ex-infirmière de profession, Mme Costo conteste « toutes les allégations contenues dans le rapport ». Elle estime que « les manquements viennent plus de leur côté [le CISSS de la Montérégie-Ouest] que du mien ». « Ils n’offrent pas assez de services aux usagers », dit-elle.

Pour Mme Costo, ses problèmes avec le CISSS résultent du fait qu’elle « fait des revendications » pour ses résidants. « Je suis très [exigeante] pour l’établissement parce que je demande des services pour mes usagers », dit-elle.

La propriétaire assure par exemple qu’un seul résidant reste tout le temps dans sa chambre dans sa ressource intermédiaire, soit une pensionnaire aveugle qui est facilement déstabilisée et anxieuse en présence des autres. Pour Mme Costo, il est impossible qu’il n’y ait pas eu d’employés dans sa résidence comme le signale le rapport du Protecteur du citoyen. « Il y a toujours quelqu’un 24 heures par jour », dit-elle.

Mme Costo le reconnaît : longtemps, la collaboration avec le CISSS n’a pas été très bonne. Mais elle refuse d’être la seule tenue responsable. Pourquoi continue-t-elle d’exploiter sa ressource malgré un climat si tendu ? « J’ai des usagers chez moi qui sont là depuis sept, huit ans. […] C’est un peu comme nos enfants. Je ne peux pas les abandonner », dit-elle.

À travers tous ces déboires, Mme Costo soulève une question importante : « S’il y avait tant de problèmes que ça » dans sa ressource, dit-elle, « je ne comprends pas que je sois encore ouverte ».

Pour Mme Costo, la situation est simple : si elle n’a aucune lettre d’écart à son dossier, malgré toutes les interventions faites chez elle au fil des ans, c’est que les usagers y sont bien traités.

Des services « très bons »

Josée Breton, dont la sœur habite à l’Auberge des Brises depuis un an, assure que les services offerts par Mme Costo et son équipe sont « très bons ». Avoir déménagé à l’Auberge des Brises est « la meilleure chose qui lui soit arrivée », dit Mme Breton, qui affirme avoir « pleinement confiance » en Mme Costo.

Selon Mme Costo, le rapport du Protecteur du citoyen est « basé sur des ouï-dire », sur les notes d’intervenantes du CISSS qui « changent tout le temps », viennent trop rarement et connaissent peu ses résidants. La propriétaire déplore que chaque écart des ressources intermédiaires soit consigné dans leur dossier, alors que « quand les choses ne vont pas du côté du CISSS, ça n’apparaît nulle part ».

Pour Mme Costo, chaque enquête administrative faite par les CISSS auprès des ressources intermédiaires comme la sienne devrait être faite par « une entité neutre ». « Comment le CISSS peut-il objectivement juger une ressource intermédiaire avec qui il est censé être partenaire ? », demande-t-elle.

Surveillance des ressources intermédiaires : des enquêtes neutres réclamées

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Ayant fait l’objet de plusieurs enquêtes du CISSS de la Montérégie-Ouest, la résidence Auberge des Brises rejette le blâme sur le CISSS. « Ils n’offrent pas assez de services aux usagers », estime sa propriétaire.

La majorité des propriétaires de ressources intermédiaires font peu confiance au processus d’enquête administrative auquel ils peuvent être soumis, et ce dernier doit être revu pour faire place à plus d’indépendance, selon l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec (ARIHQ).

Les CISSS et les CIUSSS ont la responsabilité au Québec d’établir un « système de contrôle de la qualité » dans les ressources d’hébergement de leur territoire. Quand un écart est signalé dans une ressource intermédiaire, une équipe du CISSS doit y faire enquête.

Pour la directrice générale de l’ARIHQ, Marie-Eve Brunet Kitchen, ces enquêtes sont « somme toute subjectives ». Car peu importe de quelle direction l’équipe d’enquête relève, reste que ce sont les CISSS et les CIUSSS, ceux-là mêmes qui donnent les contrats aux ressources intermédiaires, qui y enquêtent.

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Marie-Eve Brunet Kitchen, directrice de l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec (ARIHQ)

C’est un peu comme si la police enquêtait sur la police. […] Quand vous êtes juge et partie et que vous avez à évaluer, même si vous êtes de bonne foi, il peut y avoir un biais dans votre façon de regarder une situation.

Marie-Eve Brunet Kitchen, directrice de l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec

Directeur du service qualité à l’ARIHQ, Jean-Philippe Longpré accompagne plusieurs propriétaires qui font l’objet d’enquêtes administratives. Il souligne que même si les enquêtes sont confiées à une direction différente dans un CISSS, ces personnes « partagent les mêmes bureaux ». « Comment être vraiment indépendant dans un cas comme ça ? […] Ça demeure très problématique. […] Ne serait-ce qu’au niveau de la perception », dit-il.

Même si la majorité des ressources intermédiaires ont une bonne relation avec leur CISSS, selon Mme Brunet Kitchen, dans certains cas, c’est plus difficile. Souvent, l’impasse est liée à l’évaluation que fait le CISSS de l’intensité des besoins des résidants. Car plus les besoins d’un résidant sont grands, mieux une ressource intermédiaire sera rémunérée. L’ARIHQ souhaiterait d’ailleurs que l’évaluation des besoins des usagers soit séparée du financement.

Pour éviter que des tensions ne teintent les enquêtes administratives faites en ressource intermédiaire, l’ARIHQ plaide pour que des intervenants indépendants soient mandatés. Une telle façon de faire permettrait d’éviter qu’une ressource intermédiaire se sente faussement jugée. Ou, à l’inverse, qu’on ait l’impression qu’une ressource inadéquate reste trop longtemps ouverte simplement parce que le réseau manque de places. « Ça ramènerait les rôles et responsabilités à la bonne place », estime Mme Brunet Kitchen.

Président du Conseil pour la protection des malades, Paul Brunet demande depuis des années un processus de plainte plus indépendant dans le réseau de la santé en général. Il a déjà offert, sans succès, que son organisme y prenne part.

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Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades

Ça n’intéresse pas vraiment l’État que le tout se fasse avec toute la justice qu’il faut.

Paul Brunet, président du Conseil pour la protection des malades

Au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), on mentionne qu’il est déjà possible pour les CISSS de confier des enquêtes à l’externe. « C’est à l’établissement de déterminer qui fera l’enquête. L’enquêteur est mandaté par l’établissement et il peut être interne ou externe », dit le porte-parole du MSSS Robert Maranda.

Au CISSS de la Montérégie-Ouest, Anne Couture mentionne que son CISSS a déjà confié des enquêtes à l’externe. Mais avec un résultat mitigé. Les délais étaient notamment plus longs puisqu’il fallait chaque fois octroyer un contrat. Et parmi les 500 ressources intermédiaires de sa direction en Montérégie, seulement cinq ou six font l’objet d’une enquête chaque année. Trouver des enquêteurs avec une expertise sur le sujet était donc difficile.

Mme Brunet Kitchen assure « ne pas vouloir défendre l’indéfendable ». « Si on a une inquiétude pour le bien-être des résidants, je pense que tout le monde veut qu’on vienne valider ce qui se passe. Mais il faut que ce soit bien fait », dit-elle.

En savoir plus
  • Nombre de ressources intermédiaires au Québec
    84 pour la clientèle jeunesse 1080 pour la clientèle adulte
    Source : MSSS