À l’heure où la science établit des liens entre l’exposition à certains pesticides et le risque de développer la maladie de Parkinson, le constat est unanime : même si la situation s’améliore, la majorité des travailleurs agricoles ne prennent pas de mesures suffisantes pour protéger leur santé.

« C’est clair que quand je leur montre une combinaison complète de type Hazmat, les agriculteurs sont morts de rire. »

Durant cinq mois cette année, Frantz Vanoosthuyse a sillonné le Québec pour enseigner aux agriculteurs comment se protéger lorsqu’ils épandent des pesticides. Près de 1400 producteurs et conseillers agricoles ont suivi l’une de ses 28 formations sur l’équipement de protection individuelle, ou EPI dans le jargon agricole. Cette formation a été créée par un comité de travail composé de différents représentants de l’Union des producteurs agricoles (UPA.) Mais le budget est maintenant épuisé.

L’EPI est le dernier bouclier entre l’agriculteur et les produits chimiques qu’il manipule. « Aucun pesticide ne peut être utilisé de façon totalement sécuritaire sans le port d’un équipement de protection individuelle adéquat », écrit le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) dans sa « Trousse pesticides », un document destiné aux agriculteurs.

Les composantes d’un EPI peuvent varier selon le type de produit utilisé et la situation. Durant la préparation de la bouillie – soit l’étape où un concentré de pesticide est mélangé avec de l’eau et des adjuvants –, les agriculteurs devraient idéalement porter une combinaison imperméable aux produits chimiques pour se protéger des éclaboussures. La peau est la voie d’exposition principale aux pesticides. Ils devraient enfiler par-dessus un long tablier qui résiste aussi aux produits chimiques, notamment parce que les parties génitales absorbent près de 12 fois plus les pesticides que la région de l’avant-bras. Un chapeau à large bord, des lunettes étanches, un masque respiratoire, des gants spécialisés et des bottes imperméables devraient compléter l’ensemble.

Mais sur le terrain, les travailleurs agricoles adoptent-ils les meilleures pratiques ?

« Le message ne passe pas »

Le président de l’UPA, Marcel Groleau, admet qu’il y a encore un travail énorme à faire par rapport à la prévention sur les fermes. « Je suis obligé de dire que le message ne passe pas », dit-il.

Ce dernier estime toutefois que les revendeurs de pesticides ont failli à leurs responsabilités. « Je pense que les distributeurs sont les grands responsables du manque de vigilance des agriculteurs. […] Quand ils ne traitent pas leurs produits comme un produit dangereux, c’est difficile d’arriver en arrière et de dire que ce l’est. Ce n’est pas que je veuille lancer la balle aux autres, mais il y a une responsabilité chez les distributeurs à traiter leurs produits pour ce qu’ils sont, et ça, ils ne l’ont jamais fait parce qu’ils ne voulaient justement pas que les citoyens aient une perception négative du produit. »

Pierre Petelle, porte-parole de CropLife Canada, le lobby qui représente l’ensemble de l’industrie des pesticides, affirme pour sa part que l’industrie prend la situation au sérieux.

On aimerait bien ça que 100 % des producteurs suivent 100 % des étiquettes tout le temps. On sait que ce n’est pas la réalité.

Pierre Petelle, porte-parole de CropLife Canada

« Par contre, on travaille avec des partenaires, on a fait un partenariat avec l’UPA l’an passé pour les soutenir financièrement et en expertise pour faire de la formation, souligne le porte-parole. Donc on a aidé à former les formateurs et maintenant ces formateurs-là vont dans différentes régions du Québec pour des séances de formation avec les producteurs, spécifiquement avec l’équipement de protection personnelle. »

Les mentalités changent

Stéphane Tétrault sait conduire un tracteur depuis qu’il a appris à lire et à écrire. Mais pour la première fois cette année, l’agriculteur de 52 ans porte un masque respiratoire lors de la préparation de sa « bouillie ». L’an dernier, le producteur de grains a aussi fait installer des filtres au charbon dans la cabine de son tracteur, une mesure qui permet de bloquer l’entrée de particules de pesticides dans l’habitacle lors de la pulvérisation.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Stéphane Tétrault calcule les quantités nécessaires
de produits afin de préparer sa « bouillie ».  

Ce sont les reportages sur les poursuites judiciaires contre Monsanto aux États-Unis qui l’ont poussé à faire ces changements. Le géant agrochimique a perdu trois procès contre des utilisateurs de l’herbicide Roundup, qui associent le développement de leur cancer à l’ingrédient actif de ce pesticide : le glyphosate. « On a vu des reportages, on se questionne un peu plus, mais est-ce que j’étais plus à risque avant ? Je ne sais pas. »

Lors de notre arrivée sur sa ferme à l’improviste, début juillet, il se préparait à épandre sur ses champs l’herbicide DuPont Assure. Le seul bémol, c’est que sur le bidon, l’étiquette indique qu’en plus de lunettes protectrices et de gants résistants aux produits chimiques, le travailleur agricole doit « porter une combinaison par-dessus une chemise à manches longues et un pantalon long lors de la préparation du mélange ».

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Durant la préparation de la bouillie – soit l’étape où un concentré de pesticide est mélangé avec de l’eau et des adjuvants –, les agriculteurs devraient idéalement porter une combinaison imperméable aux produits chimiques pour se protéger des éclaboussures.

Au Canada, les étiquettes des pesticides ont force de loi. Il est obligatoire de suivre ce qui y est écrit parce que c’est le reflet de l’évaluation des risques de Santé Canada. Autrement dit, le pesticide est jugé sécuritaire si l’agriculteur respecte l’étiquette.

Il faudrait lire les étiquettes de A à Z, mais il n’y a pas grand monde qui les lit.

Stéphane Tétrault, agriculteur

« Il faudrait que les compagnies et les coops qui nous vendent les produits nous conscientisent plus. Ils devraient nous fournir un masque avec le produit, en plus des gants qui viennent [parfois] avec la boîte », ajoute M. Tétrault.

Reste que Stéphane Tétrault se protège davantage que la majorité de ses collègues. Selon un sondage publié par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ) en 2012 – le seul publié sur le sujet –, seulement 47 % des agriculteurs portaient toujours un masque de protection respiratoire lors de la préparation et de l’application de la bouillie.

« Tabou »

À quelques kilomètres de la ferme de Stéphane Tétrault, une arroseuse sort d’un champ de blé et se stationne à la ferme. Un ouvrier agricole descend de la cabine du tracteur et se dirige vers les ailes du pulvérisateur. Muni de gants, il ouvre une à une les valves des buses et laisse s’écouler une quantité importante de fongicide à ses pieds. Il ne porte ni masque, ni visière, ni lunettes étanches, et surtout, il n’a pas de vêtements imperméables pour le protéger des éclaboussures.

Le propriétaire de l’entreprise agricole s’approche. Il accepte de répondre à nos questions sur ce sujet qu’il qualifie de « tabou », à condition de ne pas être identifié car, de son propre aveu, son employé ne respecte pas les directives de sécurité.

La norme, c’est que personne ne se protège. Il n’y a pas de consigne de ne pas se protéger, mais c’est comme ça, le changement va se faire quand les gens vont être forcés.

Un producteur de grains ayant requis l’anonymat

Cet important producteur de grains de la grande région de Saint-Hyacinthe possède une ferme de 2500 acres (10 km2). Il dépense 500 000 $ par saison pour acheter des herbicides, des fongicides, des semences enrobées d’insecticides et des engrais chimiques. Dans sa grange, des bidons vides de pesticides traînent pêle-mêle sur le sol, à la portée de tous. 

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

L’herbicide Roundup de Monsanto, dont le glyphosate est l’ingrédient actif, est le pesticide le plus vendu au Canada et dans le monde. 

Cet entrepreneur est épaulé par son fils, qui a étudié à l’Institut de technologie agroalimentaire de Saint-Hyacinthe et qui possède son permis d’applicateur de pesticides. Dans le cadre de sa formation, il a appris qu’il fallait porter une combinaison imperméable. « Des journées chaudes comme aujourd’hui, de nous habiller en astronaute, on dirait que ça nous tente moins », dit-il. Il admet qu’il ne met jamais de masque, de visière ou de lunettes de protection. « De mettre la chienne, on voit cela comme ridicule. »

Question d’image

Plusieurs agriculteurs hésitent à porter la combinaison pour une question d’image, croit pour sa part le directeur général des Producteurs de grains du Québec, un syndicat de 10 500 membres affilié à l’UPA. « Il y a des producteurs qui nous disent, moi je ne commencerai pas à m’habiller. J’habite proche des villes et si une auto passe à côté de moi habillé avec mon scaphandre dans mon tracteur, je n’aime pas l’impression que je donne, je fais peur aux gens », affirme Benoit Legault. 

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Benoit Legault, directeur général
des Producteurs de grains du Québec

« Qu’est-ce qui est mieux, un producteur qui a bonne conscience auprès de la population ou un producteur malade ? », réplique Onil Samuel, conseiller scientifique en toxicologie des pesticides à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).

Ce dernier, qui a contribué à la rédaction de la « Trousse pesticides », pense que le secteur agricole est mal encadré au Québec en matière de santé et de sécurité au travail. La raison ? Puisque la majorité des producteurs agricoles ne souscrivent pas au régime d’assurance de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), ce groupe d’emploi n’est pas coté comme prioritaire. Les budgets de prévention et de prise en charge dans le secteur de la santé ne suivent donc pas. Et les rares activités de sensibilisation ont tendance à porter sur les traumatismes à la ferme.

« Il y a un constat assez généralisé que les agriculteurs se protègent peu, quand ce n’est pas du tout, pour épandre des pesticides », souligne-t-il.

Les chiffres les plus récents du Centre antipoison rapportent que 4 % des cas signalés sont liés aux pesticides, tant dans un contexte d’exposition professionnel que chez le grand public.

3360 : Nombre d’appels au Centre antipoison en lien avec des intoxications réelles ou suspectées aux pesticides de 2013 à 2015. Source : INSPQ

Selon M. Samuel, ces chiffres ne reflètent probablement pas la réalité. « La plupart des intervenants en santé qui sont impliqués en région agricole font état d’une sous-déclaration des cas d’intoxication. Nous-mêmes, après avoir été sur le terrain, on a constaté que des gens présentaient certains symptômes liés à l’utilisation de pesticides, mais ils ne les déclaraient pas. Soit qu’ils étaient en période de production intense, soit que c’étaient des travailleurs étrangers qui n’osaient pas le faire. »

« On parle beaucoup de la santé des consommateurs, de la santé des abeilles, de la santé de l’environnement, de la santé des sols, de la santé de l’eau... mais de la santé du travailleur ? On n’en parle jamais, déplore Frantz Vanoosthuyse. Pourtant, les producteurs agricoles, les travailleurs, ce sont eux qui nourrissent le monde. Ce sont eux qui sont en contact avec tous ces produits-là et ce sont eux qui ne sont pas assez informés pour se protéger correctement. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La CNESST recommande que les manufacturiers précisent davantage les conditions dans lesquelles les EPI doivent être portés ainsi que leurs matériaux constituants.

Exclusif : Des directives « floues et incomplètes », dénonce la CNESST

L’information présentée sur les étiquettes de pesticides au sujet de l’équipement de protection individuelle (EPI) à privilégier est souvent « floue et incomplète », dénonce la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Dans le mémoire qu’elle a déposé à la commission parlementaire sur les pesticides, la CNESST recommande que les manufacturiers précisent davantage les conditions dans lesquelles les EPI doivent être portés ainsi que leurs matériaux constituants.

Cette recommandation rejoint celle de l’Institut de recherche en santé publique de l’Université de Montréal (IRSPUM) et de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST), qui ont rédigé un mémoire conjoint sur la santé et la sécurité du travail en milieu agricole.

La Presse a obtenu les deux mémoires en exclusivité.

Dans leur mémoire, l’IRSPUM et l’IRSST recommandent que des efforts soutenus soient déployés pour mieux documenter les risques sur la santé liés à l’usage professionnel des pesticides au Québec. 

L’IRSPUM et l’IRSST insistent également pour que la recherche sur ce sujet soit menée de manière indépendante et que les études scientifiques soient soumises au processus de révision par les pairs.

Afin de favoriser le port de l’EPI, la conception de celui-ci doit prendre en compte les conditions réelles de travail et le confort du travailleur agricole, précisent-ils.

« Si les appareils de protection respiratoire recommandés doivent être certifiés, les équipements de protection cutanée sont, quant à eux, décrits de manière générique. L’absence de recommandations précises pour la protection de la peau, voie d’exposition souvent majoritaire aux pesticides en milieu professionnel, et l’absence de valeurs d’exposition admissibles compliquent le choix d’un bon EPI », peut-on lire dans le mémoire.

« L’ultime mesure », selon la CNESST

Dans son mémoire, la CNESST rappelle que la meilleure façon de se protéger contre les effets indésirables des pesticides, c’est de ne pas en utiliser ou de préconiser un produit moins nocif pour la santé.

Il existe des « lacunes » sur le plan des informations sur les EPI, juge l’organisme provincial.

« Au Québec, bien que certains fournisseurs aient apporté plus de précisions au point de vue des EPI requis, l’information présentée sur les étiquettes de pesticides est souvent floue et incomplète, sans mention des types de matériaux et de leur qualité. Il est donc difficile pour l’exploitant ou le travailleur agricole d’acquérir les bons EPI, de même que pour les fournisseurs d’offrir les EPI appropriés. »

La commission parlementaire sur les effets des pesticides sur l’environnement et la santé publique reprendra à compter de 14 h aujourd’hui, jusqu’à jeudi soir.

La commission a reçu 76 mémoires. Elle a choisi d’entendre 26 groupes ou personnes. L’Union des producteurs agricoles, le lanceur d’alerte Louis Robert et Parkinson Québec vont notamment témoigner. Aujourd’hui, ce sera Équiterre, La Coop fédérée, la Fondation David Suzuki, l’Ordre des agronomes du Québec et le producteur Jocelyn Michon.

Précision

Dans une version antérieure de ce texte, il était écrit que « chaque année au Québec, environ 10% des intoxications signalées au Centre antipoison concernent des utilisateurs professionnels de pesticides ». Cette information est tirée de la Trousse d’information sur les pesticides du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Or, selon le Centre antipoison, les données véhiculées par le MAPAQ sont erronées. « Le Centre antipoison du Québec rapporte parmi ses cas d’intoxications réelles ou appréhendées une proportion de 4% liée aux pesticides. Concernant spécifiquement les expositions professionnelles aux pesticides, cette proportion diminue à moins de 1% du nombre total de cas », souligne Mélanie Otis, agente d’information aux relations médias de la CIUSSS de la Capitale-Nationale. Ainsi, le Centre antipoison a reçu 3360 appels en lien avec les pesticides de 2013 à 2015.