Un an après sa greffe de visage, Maurice Desjardins n’a aucun regret, malgré les fréquentes infections liées à la prise de médicaments antirejet. Le succès est tel que le Dr Daniel Borsuk et son équipe envisagent de procéder dans les prochains mois à deux nouvelles transplantations faciales à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal.

Maurice Desjardins a toujours été un partisan du Canadien de Montréal. Le 19 janvier, il a assisté à un match pour la première fois de sa vie. Malgré la défaite de son équipe, ce soir-là, il a savouré chaque minute passée au Centre Bell.

Il y avait l’énergie de la foule, bien sûr. Il y avait Youppi !, la mascotte du Canadien, qui lui a serré la pince. Mais surtout, il y avait le bonheur de passer – enfin – inaperçu. De n’être qu’un visage parmi 21 000 autres.

Maurice Desjardins, 65 ans, est ce Québécois défiguré qui a reçu la première transplantation faciale au Canada, en mai 2018, à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal. L’intervention, menée par le chirurgien Daniel Borsuk et son équipe, a duré une trentaine d’heures.

Un an plus tard, Maurice Desjardins va – relativement – bien. Les 12 mois qui se sont écoulés depuis l’opération n’ont certes pas été de tout repos, mais l’homme était prêt aux sacrifices que lui demande cette greffe exceptionnelle.

Avant ce match au Centre Bell, l’ancien entrepreneur en construction n’était pratiquement pas sorti en public depuis huit longues années – depuis ce jour de janvier 2011 où une balle de sa propre carabine lui a accidentellement arraché le menton, les mâchoires, les dents, les joues et le nez.

« J’étais gêné. Le regard des gens était fixé sur moi », raconte-t-il. La greffe a tout changé. Parmi la foule, pour la première fois depuis longtemps, il dit : « Je me sentais bien. » Sa femme, Gaétane, renchérit : « Les gens ne le regardaient pas comme avant. Il faisait partie de la gang. »

D'autres greffes à venir

« Jusqu’à maintenant, c’est un succès. Mais j’ai beaucoup plus de cheveux gris que l’an passé », confie Daniel Borsuk. Preuves de ce succès, deux nouvelles greffes faciales sont à l’ordre du jour à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, révèle le chirurgien.

Depuis la toute première transplantation en France, en 2005, il n’y a eu qu’une quarantaine de greffes expérimentales de ce genre dans le monde.

« On a vu, avec Maurice, que ça pouvait bien se passer. Mais je n’aurai plus aucun cheveu » après avoir procédé aux deux prochaines greffes, craint le Dr Borsuk.

C’est que Maurice Desjardins lui a donné du fil à retordre. « Ça n’a pas été une année facile, admet-il. Maurice est content de son visage ; c’est le reste de son système qui a pris les coups, à cause des médicaments antirejet. »

« Ce n’est pas le visage. Le visage, c’est number one. C’est le corps. J’ai eu mal partout dans le corps. » — Maurice Desjardins

Des infections à répétition ont forcé son hospitalisation à plusieurs reprises – en plus de ralentir passablement ses efforts de réadaptation. « S’il a été un mois et demi à la maison depuis un an, c’est beau », estime sa femme.

Éviter le rejet

En février, Gaétane Desjardins a cru la dernière heure de son mari arrivée. De sa maison de Notre-Dame-de-la-Salette, en Outaouais, elle s’est précipitée à l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, son mari affalé dans le siège du passager. Un angoissant trajet parcouru en trombe, au prix d’une contravention pour excès de vitesse. « J’ai eu vraiment peur. Je pensais que ça y était, cette fois-ci. »

Après deux infections à la bactérie C. difficile, le diagnostic est tombé à l’hôpital : diverticulite aiguë. On a posé un sac temporaire à Maurice Desjardins et on l’a hospitalisé – encore – pendant presque deux mois.

Toutes ces infections sont attribuables au cocktail de médicaments – les immunosuppresseurs – administrés au greffé depuis la transplantation. « On a été très proactifs pendant toute l’année. Chaque fois que Maurice venait à la clinique, le Dr Borsuk faisait des biopsies », explique la néphrologue Suzon Collette, membre de l’équipe soignante.

L’objectif : éviter à tout prix le rejet du greffon.

« Si j’ai un patient greffé du rein qui fait un rejet, je peux me tourner vers la dialyse. En greffe de visage, je n’ai pas cette option. En cas de gros rejet, on peut potentiellement perdre le visage. » — La Dre Suzon Collette

Un scénario cauchemardesque pour l’équipe et, bien sûr, pour Maurice Desjardins. « On n’a pris aucun risque. C’est pour ça qu’on a réagi chaque fois » que les biopsies montraient des signes – même minimes – de rejet.

Étant donné la rareté des transplantations faciales et des études comparatives à ce sujet, le Dr Borsuk et son équipe ont avancé à tâtons tout au cours de l’année. Ils ont été prudents. Peut-être trop. « J’ai peut-être fait trop de biopsies, trop traité un possible rejet. Cela a pu mener à plus d’infections, je ne le sais pas », dit le Dr Borsuk.

Le chirurgien a commencé à réduire les doses de médicaments administrés à Maurice Desjardins. Et à prendre ses distances par rapport à son patient, qu’il a vu presque toutes les semaines depuis un an. « Je suis trop attaché à Maurice. Je suis très présent. Ce n’est pas bon pour ma santé ni pour la sienne », dit-il.

La réadaptation

Maurice Desjardins s’est tout de suite habitué à son nouveau visage, hérité d’un donneur de près de 20 ans de moins que lui. « Moi, j’ai l’air d’une sugar mommy à côté de lui ! », rouspète gentiment sa femme.

Un an plus tard, les cicatrices se sont estompées. Les favoris du donneur se marient parfaitement aux cheveux gris de Maurice, qui porte désormais une barbichette. « Il n’avait jamais eu de barbe de sa vie, c’était juste un duvet », s’étonne encore Gaétane Desjardins.

Il y a eu des reculs. Maurice Desjardins n’arrive plus à fermer sa bouche, béante et ankylosée. « Il a tellement été longtemps à l’hôpital qu’il ne voulait plus rien savoir de faire ses exercices, explique sa femme. Il a tellement souffert. »

Le Dr Borsuk procédera à une intervention, le mois prochain, dans l’espoir de corriger ce problème, qui gêne sérieusement l’élocution de son patient.

Maurice Desjardins doit avaler des médicaments antirejet plusieurs fois par jour, tous les jours, jusqu’à la fin de sa vie. Car si sa tête s’est tout de suite habituée à son nouveau visage, son corps, lui, ne s’y habituera jamais.

Les fréquents séjours à Montréal et les médicaments – dont certains ne sont pas couverts par l’assurance-maladie – constituent par ailleurs un lourd fardeau financier pour le couple, qui ne travaille plus.

Et si c’était à refaire ? Gaétane Desjardins hésite un instant. « Si c’était à refaire… pour le visage, à 100 %. »

« Un gros merci »

Maurice Desjardins ne connaît pas l’identité de l’homme qui lui a donné son visage, pas plus que les circonstances de sa mort, en raison des strictes règles de confidentialité édictées par Transplant Québec. Mais il pense souvent à lui et à ses proches. Il aimerait leur dire « un gros merci ».

« C’est grâce à cet homme que Maurice peut vivre – qu’il peut vivre pleinement, dit Gaétane Desjardins. S’il n’avait pas ce visage, on ne pourrait pas vivre comme ça. »

Avant la greffe, Maurice buvait « une caisse de 24 par jour », confie-t-elle. Renoncer à l’alcool était une condition sine qua non de l’intervention chirurgicale.

C’est ainsi que la greffe a eu un effet secondaire inattendu pour le couple. « On s’est retrouvés, raconte Gaétane. On s’était perdus en tabarnouche. Avec la boisson, sa figure… on était loin. Lui, il restait pas mal dans son garage et moi, dans la maison. »

En août, après 46 ans de mariage, le couple renouvellera ses vœux. « Aujourd’hui, on est soudés. »