Heures supplémentaires obligatoires, quarts de travail interminables, manque de personnel et de temps pour prodiguer des soins... Des infirmières à bout de souffle décrient leurs conditions de travail et le danger qui guette les patients, alors que les urgences débordent depuis plusieurs semaines partout au Québec, mais que rien n'a été fait pour faire face à cet achalandage pourtant prévisible.

Chaque année, c'est la même chose. La saison grippale fait des ravages et, conséquemment, les hôpitaux sont débordés. Mais dans certaines urgences, aucune mesure n'a été mise en place pour mieux répondre à ce chambardement périodique. Par conséquent, le personnel infirmier se retrouve «submergé et épuisé, ce qui compromet la qualité des soins apportés aux usagers».

C'est ce qu'a confié Julie*, infirmière au Centre hospitalier régional de Lanaudière (CHRDL), qui souhaite taire son identité afin de protéger son emploi. En entretien téléphonique avec La Presse, dimanche, elle a raconté qu'elle et ses collègues étaient «pris en otage par [leur] système».

Samedi dernier, les infirmières de soir n'ont pu se permettre que 15 minutes de pause sur des quarts de travail de huit heures et plus, une situation qui est devenue la norme depuis la mi-décembre.

«C'est tellement occupé, tellement fou comme situation, qu'on ne peut pas partir plus longtemps. Alors on prend une bouchée et on continue.»

Entre le nombre décuplé de malades, le manque constant de personnel et les heures supplémentaires obligatoires (TSO) à chaque quart de travail, «nous vivons une réelle crise», affirme l'infirmière de 31 ans.

«De la misère à donner les soins requis»

Le taux d'occupation des urgences de l'hôpital, situé à Joliette, était de 148% en soirée dimanche, et une vingtaine de patients étaient en attente de soin sur des civières depuis plus de 24 heures.

«Avant la période des vacances, notre gestionnaire et notre syndicat savaient ce que ça allait être durant le temps des Fêtes, mais sur le plancher, on n'a pas vu d'actions prises», soutient Julie.

Employée depuis une dizaine d'années au CHRDL, elle dit ne pas comprendre pourquoi, malgré la prédictibilité de l'engorgement des dernières semaines, rien n'a été fait pour prévenir la situation.

«On aurait pu prévenir un peu : il y avait des gens qui avaient demandé avant la période des Fêtes d'être orientés sur notre département, mais ça n'a pas été fait», affirme la jeune infirmière. Et malgré les TSO, un grand manque à gagner subsiste sur le plan de l'effectif.

Les conséquences se font alors sentir dans toute l'unité. Au triage, les patients ne peuvent pas être vus pour des réévaluations, explique-t-elle. Il s'agit pourtant d'une norme gouvernementale, mais qu'il devient impossible pour le personnel de respecter.

Les patients ne reçoivent que le minimum d'attention en salle d'observation, car les infirmières ont «de la misère à donner tous les soins requis».

Pareil du côté de l'unité de réanimation, où il n'y a pas assez d'employés pour tous les patients. «Les gens y vivent une situation critique, qui demande qu'on soit allumées et performantes, note l'infirmière. Ça devient très dangereux.»

Même tableau dans les Laurentides

À l'hôpital de Saint-Eustache, ces jours-ci, il y a souvent des «retenues de civières»: les ambulanciers doivent s'asseoir dans la salle d'attente avec les patients qu'ils ont emmenés sur leurs civières, en attendant qu'ils passent au triage.

Vendredi dernier, 106 patients attendaient à l'urgence, en salle d'attente et sur civières, selon Caroline*, infirmière depuis quelques années à l'hôpital de Saint-Eustache, dans les Laurentides. Il étaient 57 sur civières, alors que la capacité d'accueil est de 32 patients, d'après le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) des Laurentides. 

L'établissement manque de lits d'hospitalisation. Comme à Joliette, il manque aussi de personnel. Les employés sont «coincés» en heures supplémentaires, dit-elle.

«Le système est malade présentement», lâche Caroline. Elle revient d'un arrêt de travail d'un mois pour épuisement professionnel, alors que ces problèmes à l'hôpital sont constants pendant l'année, bien qu'exacerbés pendant le congé hivernal.

Elle rapporte que «des infirmières en temps supplémentaire de 16 heures ont été obligées de rester un autre 8 heures de plus», pour un total de 24 heures de travail sans interruption.

«Chaque année, on voit que ça s'en vient, que l'hiver approche et que ça va être l'enfer, mais on dirait que les gestionnaires ne le réalisent pas», observe l'infirmière.

Le moral à plat

«Les gens ont peur de rentrer travailler à cause de tout ça», raconte Julie, du CHRDL. La semaine «normale» de 40 heures s'est convertie en une semaine de 60 à 80 heures pour certains, dit-elle. En entrant travailler, des infirmières ne peuvent être sûres de l'heure à laquelle elles pourront partir, ni même du temps de pause qu'elles pourront se permettre.

«Les gens sont plus irritables, ils ont moins de plaisir à venir travailler. Ça commence à devenir très lourd pour le moral.»

Caroline soutient quant à elle que «le personnel se sent impuissant». «On essaie de faire tout notre possible, mais c'est au-dessus de nos limites.»

Dans un courriel adressé à La Presse, Solie Masse, agente d'information au CISSS de Lanaudière affirme que le TSO est une mesure employée en «dernier recours» et n'est pas préconisée par l'organisation.

Le CISSS dit prendre «des mesures pour faire face à la pression accrue de l'achalandage actuel à l'urgence», comme «l'ajout d'heures de service dans les cliniques de première ligne, l'ajout de médecins à la salle d'urgence ainsi que l'ajout de lits supplémentaires hospitaliers pour accueillir l'ensemble de la clientèle».

Des «efforts» pour soulager le personnel

Du côté du CISSS des Laurentides, suite à des «vérifications internes», on réfute le fait qu'un membre du personnel ait pu effectuer un quart de travail de 24 heures.

Thaïs Dubé, agente d'information pour l'organisation, indique également dans un courriel que «le CISSS des Laurentides a rapidement déployé de manière préventive son plan de surcapacité et bonifié ses équipes de soins». Cela a permis «d'offrir les soins requis par la population tout en diminuant la pression sur le personnel soignant» et de supporter ses équipes, alors que les heures supplémentaires sont plus fréquentes durant la période des Fêtes, dit Mme Dubé.

L'établissement fait aussi appel à de la main-d'oeuvre indépendante d'agences de placement en soins infirmiers, ajoute-t-elle. 

Le nombre de patients qui obtiennent leur congé des soins de courte durée est inférieur à la demande d'hospitalisation, provoquant un «goulot d'étranglement» qui cause des débordements à l'urgence et qui a un impact sur la charge de travail du personnel infirmier, confirme le CISSS. Plus de 50% des cas sur civière sont en attente d'un lit d'hospitalisation.

L'Hôpital de Saint-Eustache souffre aussi d'un nombre «grandement insuffisant de médecins» à l'urgence et en hospitalisation. «Nous multiplions les efforts afin de recruter de nouveaux médecins intéressés à se joindre à notre équipe et travaillons de concert avec le ministère de la Santé et des Services sociaux afin de solutionner cette problématique qui impacte directement les soins offerts à nos usagers», écrit Thaïs Dubé.

Le ministère de la Santé n'a pas donné suite à nos demandes d'entrevue, hier.

«Désorganisation totale»

Le Syndicat des professionnelles en soins des Laurentides (FIQ-SPSL) est sur le dossier de l'hôpital de Saint-Eustache, mais rien ne semble changer. «Ça fait au moins quatre ou cinq ans qu'on est en démarches avec l'employeur pour que des améliorations soient apportées», affirme Matthieu Parker-Labonté, vice-président du secteur sud du FIQ-SPSL.

Il soulève qu'un comité a été mis sur pied il y a un an pour trouver des solutions à ces problèmes «récurrents», après une période des Fêtes tout aussi infernale que celle que les urgences de Saint-Eustache viennent de traverser.

Selon l'hôpital, des travaux sont prévus aux urgences de Saint-Eustache pour agrandir l'espace, mais aucun échéancier précis n'a été donné, soutient Julie Daigneault, présidente du FIQ-SPSL. Une salle adaptée sera annexée d'ici au mois d'avril, précise-t-elle.

«On demande des plans clairs pour pallier [...], mais au niveau patronal, c'est la désorganisation totale, observe M. Parker-Labonté. Ils ne savent plus où donner de la tête.»

* Les prénoms des intervenantes ont été changés pour préserver leur anonymat