L'accès difficile aux spécialistes ainsi que la bureaucratie et la rigidité de l'État irritent tout particulièrement les omnipraticiens, si l'on en croit des plaintes envoyées par les médecins de famille à la ligne de dénonciation mise sur pied il y a 18 mois par leur fédération professionnelle.

Baptisée Lucide, la « Ligne utilisée pour communiquer l'inacceptable et le désastreux » a reçu 300 messages de médecins dénonçant « des situations en dehors de leur pouvoir, qui portent préjudice aux patients » depuis sa création, indique Jean-Pierre Dion, directeur des communications de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ). 

La FMOQ a transmis une cinquantaine de ces courriels à La Presse en s'assurant que la confidentialité des dossiers allait être respectée. Voici quelques-uns des cris du coeur des médecins de famille.

Le CRDS, une « nuisance »

« Voici un cas où le CRDS est clairement une nuisance davantage qu'une aide », écrit un médecin. Rappelons que le Centre de répartition des demandes de services (CRDS) est le guichet censé faciliter l'accès aux médecins spécialistes qui a connu plusieurs ratés depuis son lancement en 2016. Ce médecin fait une demande de consultation à un orthopédiste au CRDS en avril dernier pour un patient de 20 ans qui ne fait plus de sport depuis deux ans en raison d'une blessure. Tout a déjà été fait en « première ligne » : physiothérapie, examens d'imagerie (examen de tomodensitométrie et écho) et même consultation en physiatrie pour évaluer toutes les options non chirurgicales, énumère le médecin. Or, le CRDS a mis trois mois à gérer cette demande. Puis, l'orthopédiste à qui la requête a été acheminée n'avait pas de plage de rendez-vous disponible avant le mois d'octobre, soit sept mois après la demande faite au CRDS. « En attendant, je dois gérer un début de dépression pour cause de douleur chronique, sédentarité obligée, perte du sentiment d'appartenance à une équipe et redéfinition de la personnalité "sportive". Mauvais début de vie adulte... », écrit ce médecin de famille qui aurait souhaité que son jeune patient ait un accès rapide à un spécialiste.

Faire « disparaître le problème »

Une médecin de famille dont le jeune patient a un strabisme intermittent fait une demande au CRDS pour que ce dernier soit vu par un ophtalmologiste. La réponse du CRDS de sa région l'a stupéfait : « Malheureusement, il n'y a pas d'ophtalmologiste pour les enfants sur ce territoire », lui a-t-on répondu avant de... fermer le dossier. « Ils font disparaître le problème en fermant le dossier, s'indigne cette médecin de famille dans son message envoyé à Lucide. Mieux encore, si le problème est encore d'actualité [la médecin paraphrase ici la réponse qu'elle a reçue du CRDS], on me recommande de recommencer le processus et de renvoyer une demande... probablement pour me faire redire qu'ils n'ont pas de médecin et qu'ils referment le dossier. »

Lenteur bureaucratique

Une médecin a fait une demande à Dossier santé Québec pour remplacer sa clé USB sécurisée qui ne fonctionnait plus. Cette clé permet aux professionnels de la santé d'accéder à des informations médicales en ligne, comme les médicaments prescrits au patient ainsi que les résultats de certains examens. Or, après trois mois d'attente, elle n'a toujours pas reçu sa nouvelle clé alors qu'elle s'en sert chaque jour dans le cadre de sa pratique. Comme elle travaille dans une ville universitaire, plusieurs de ses patients viennent d'ailleurs au Québec pour étudier. Elle a donc besoin d'avoir accès à leurs informations médicales en ligne. « Je suis à bout ; en mosus d'attendre après ma clé... il faut arranger ça ! », dénonce-t-elle à Lucide.

Lenteur bureaucratique (bis)

Une médecin dénonce la lenteur de la Régie de l'assurance maladie du Québec à approuver le remboursement d'un médicament d'exception pour une patiente « très très souffrante » qui n'avait pas les moyens de payer ledit médicament de sa poche en attendant la réponse de l'État. La patiente a dû attendre quatre mois pour obtenir du Cymbalta, un antidépresseur. Dans l'intervalle, la médecin l'a vue toutes les deux à quatre semaines pour ajuster son analgésie, car elle prenait déjà un cocktail de médicaments pour contrôler ses douleurs. « La patiente a pu débuter le traitement en juin alors que la demande avait été faite en février. C'est inacceptable », s'indigne la médecin.

Délais de priorité non respectés

Le CRDS ne respecte pas les délais de priorité indiqués dans la requête faite par le médecin de famille, déplore un autre omnipraticien. Ce dernier a recommandé une patiente en orthopédie avec une priorité D (le patient doit être vu en moins de trois mois) en juillet 2017. Or, un an plus tard, lorsque le médecin la revoit pour un autre problème de santé, la patiente lui annonce qu'elle n'a toujours pas vu un orthopédiste. « Un an plus tard... et toujours pas de RDV ! C'est une honte », écrit ce médecin.

Une situation « aberrante »

Une médecin a demandé une consultation avec une diététiste du CISSS de sa région pour une patiente qui a un diagnostic de maladie coeliaque. Or, on lui a répondu que la patiente devait d'abord obtenir un rendez-vous en gastroentérologie. Cette médecin de famille juge la situation « aberrante ». « Comme cela peut prendre entre un et deux ans pour avoir la consultation en gastro dans ma région, le patient n'a aucun support en début de prise en charge de la maladie alors que c'est à ce moment-là qu'il devrait recevoir rapidement les conseils diététiques appropriés [...] Ma patiente a dû se débrouiller avec internet pour ajuster son alimentation », déplore la médecin.

Message « contradictoire »

Dans son groupe de médecine de famille (GMF), la médecin qui écrit à Lucide travaille en équipe avec des infirmières praticiennes spécialisées (IPS) - aussi appelées superinfirmières - « qui sont appréciées par les patients et les médecins ». Or, dans la dernière année, plusieurs médecins de son équipe ont dû s'absenter de manière prolongée, notamment pour des raisons de santé. Ces absences non remplacées ont fragilisé la couverture des « heures défavorables » - soirs et week-ends. Il restait peu de médecins dans l'équipe pour couvrir toutes ces heures. Les superinfirmières se sont alors proposées pour le faire. Toutefois, le contrat entre le GMF et l'État ne permet pas d'inclure les superinfirmières dans la rotation pour couvrir les « heures défavorables ». « On constate qu'à l'heure où les IPS revendiquent légitimement leur autonomie professionnelle et où on nous encourage à travailler en équipe avec les IPS, pour le bénéfice des patients, il serait approprié de mettre à jour les contrats GMF pour reconnaître leur entière participation. Notamment en participant à la couverture en heures défavorables. Le fait de ne pas les reconnaître entièrement envoie un message contradictoire », affirme cette médecin.