Qui aura le droit de poser quels gestes dans votre bouche et sur vos dents ? Cette question divise les dentistes, les hygiénistes dentaires et les denturologistes, même après des années de travaux sur la modernisation de la loi qui encadre leur pratique.

Les tensions sont telles que le dépôt d'un projet de loi sur cette question, entre les mains de la ministre de la Justice, Stéphanie Vallée, est bloqué depuis des mois et que l'Ordre des dentistes a déposé la semaine dernière, en Cour supérieure, une requête visant à limiter les interventions que peuvent pratiquer les denturologistes.

Si les changements attendus vont de l'avant, les plus notables pour la population seraient l'autorisation donnée aux hygiénistes dentaires de pratiquer de façon autonome, sans la supervision d'un dentiste, et la possibilité pour les denturologistes de poser des prothèses dentaires fixes sur des implants.

Ces propositions font partie des recommandations soumises à la ministre Vallée par l'Office des professions du Québec (OPQ), qui doit encadrer le champ de pratique de chacun. Mais elles ne font pas l'unanimité.

Devant les délais qui s'allongent encore, les hygiénistes dentaires s'impatientent, disant attendre depuis trop longtemps les changements législatifs qui leur permettront d'ouvrir des cliniques indépendantes.

« Le processus pour moderniser les champs de pratique dans notre domaine a commencé il y a 15 ans, toutes les consultations sont faites depuis trois ans », souligne la présidente de l'Ordre des hygiénistes dentaires, Diane Duval. « Mais le Québec est toujours le seul endroit en Amérique du Nord, à part l'Île-du-Prince-Édouard, où on ne peut pas travailler sans la supervision du dentiste. »

ÉCHÉANCE ÉLECTORALE

Mme Duval dit avoir appris récemment qu'il fallait l'aval du ministre de la Santé, Gaétan Barrette, en plus de celui de la ministre de la Justice, pour que le projet de loi soit déposé. Elle craint qu'il ne soit trop tard pour le dépôt du projet de loi, étant donné qu'il ne reste que trois semaines à la session parlementaire.

Avec les élections de l'automne prochain, elle craint que tout le processus ne soit à recommencer. « Est-ce qu'on a travaillé pour rien ? », demande-t-elle.

En commission parlementaire, le mois dernier, Stéphanie Vallée a rappelé qu'il avait fallu des séances de médiation entre les ordres professionnels pour tenter d'en arriver à une entente sur les changements à faire. 

« On pensait être arrivés à un consensus. Une fois le rapport remis, bon, disons que certaines personnes se ravisaient un peu, soyons tout à fait transparents. »

- La ministre Stéphanie Vallée

Une porte-parole de la ministre a indiqué cette semaine que les travaux se poursuivaient à ce sujet.

Les hygiénistes dentaires ont réussi à obtenir l'accord de l'Ordre des dentistes, jusque-là opposé à leur autonomie, qui y consent maintenant, pourvu que l'entrée en vigueur de la loi soit accompagnée d'un guide de pratique encadrant plus précisément les pratiques et techniques qui seront permises.

Mais l'Association des chirurgiens dentistes du Québec (ACDQ), le syndicat représentant les dentistes, s'oppose toujours à ce que les hygiénistes dentaires pratiquent de façon autonome.

Son président, Serge Langlois, assure que sa position n'est pas motivée par la protection des intérêts de ses membres, mais par la protection des patients. « C'est une grosse erreur de permettre à des gens de se faire traiter par une hygiéniste dentaire, ou par un denturologiste, sans avoir d'abord été examinés par un dentiste, dit le Dr Langlois. On ne peut pas faire un nettoyage à un patient qui a un abcès à traiter. »

Selon les hygiénistes dentaires, les patients auront accès à des soins préventifs moins coûteux si les hygiénistes peuvent ouvrir des cabinets indépendants et des cliniques mobiles qui pourront, par exemple, offrir des soins aux personnes âgées en CHSLD ou dans les régions éloignées.

Mais le président de l'ACDQ rétorque qu'en Ontario, quelques cliniques d'hygiène dentaire ont été ouvertes seulement près des grands centres et qu'elles n'offrent pas leurs services à des clientèles vulnérables.

DENTISTES CONTRE DENTUROLOGISTES

Si l'Ordre des dentistes a accepté que les hygiénistes dentaires jouissent d'une autonomie accrue, il n'est cependant pas d'accord pour laisser les denturologistes poser des prothèses dentaires fixes sur des implants. « Notre position est que les denturologistes pourraient uniquement poser des prothèses sur implants si elles étaient amovibles par le patient, et sur ordonnance d'un dentiste », explique le président de l'Ordre des dentistes, Barry Dolman.

Mais son vis-à-vis à l'Ordre des denturologistes, Robert Cabana, répond que la formation dans ce domaine inclut plus d'un millier d'heures sur les implants. « On est capables d'assurer la protection du public », assure-t-il.

Là aussi, les denturologistes disent qu'ils favoriseront l'accès aux soins en offrant des services à moindre coût.

Le président de l'Ordre des dentistes n'est pas d'accord. « L'implantologie est le domaine le plus coûteux de la médecine dentaire. Moins de 1 % de la population a les moyens de se payer des implants. Ce n'est sûrement pas pour favoriser l'accès aux soins que les denturologistes veulent embarquer dans ce champ de pratique », soutient le Dr Dolman.

Même si l'Office des professions a recommandé à la ministre de la Justice que les denturologistes puissent poser des prothèses dentaires fixes sur des implants, le Dr Dolman demande qu'un projet de loi à ce sujet soit déposé de façon « urgente ». « Une fois qu'on connaîtra son contenu, on pourra au moins en débattre », dit-il.

Les dentistes menacent de se retirer de la RAMQ

En plus de s'opposer aux recommandations de l'Office des professions pour le domaine bucco-dentaire, l'Association des chirurgiens dentistes du Québec (ACDQ) a entrepris des moyens de pression dans le cadre des négociations pour le renouvellement de son entente avec la Régie de l'assurance maladie du Québec (RAMQ). Les dentistes ont été invités à remplir les formulaires de non-participation à la RAMQ, ce qu'une majorité d'entre eux ont déjà fait, indique le président de l'association. Si les dentistes se retirent de la RAMQ, leurs patients de moins de 10 ans ou bénéficiaires de l'aide sociale ne pourront plus être traités en présentant leur carte d'assurance maladie. « C'est le gouvernement qui nous oblige à faire ça, dit le Dr Serge Langlois. Notre entente est échue depuis 2015 et les négociations avancent à pas de tortue. On demande seulement une rémunération juste et équitable quand on traite les enfants et les bénéficiaires de l'aide sociale. » En février, les optométristes avaient aussi menacé de se retirer de la RAMQ, en raison de l'échec de leurs négociations. Pour les en empêcher, le gouvernement Couillard a adopté un arrêté ministériel, qui est actuellement contesté en Cour supérieure par l'Association des optométristes du Québec.

La santé dentaire, enjeu électoral

Le président de l'Ordre des dentistes, Barry Dolman, espère obtenir des engagements des partis politiques sur l'amélioration de la santé dentaire des Québécois, au cours de la campagne électorale à venir. Les enjeux dont il veut discuter : fluoration de l'eau, gratuité des soins jusqu'à 16 ans et amélioration des soins dentaires pour les aînés en perte d'autonomie, notamment dans les CHSLD. « Les bénéficiaires de l'aide sociale n'ont plus droit à la gratuité des soins après 65 ans, souligne le Dr Dolman. Mais ils n'ont pas plus les moyens de consulter un dentiste. » Quant à la fluoration de l'eau, il souligne que c'est un moyen éprouvé de réduire la carie dentaire : en Ontario, où l'eau est fluorée dans 75 % des municipalités, la population a moitié moins de caries, dit-il. Seul Québec solidaire s'est engagé à revoir le régime de soins dentaires dans la province.

Photo fournie par l'Ordre des Dentistes du Québec

Barry Dolman, président de l'Ordre des dentistes du Québec