Ce sont des enfants en santé, au corps pourtant zébré de cicatrices. Ils ont été opérés plusieurs fois, ont été piqués, affamés, suffoqués ou gavés de médicaments inutiles. Leurs bourreaux? Leurs parents, qui ont inventé - ou carrément causé - leur maladie. Chaque année, cette étrange forme de maltraitance fait son lot de victimes au Québec, parmi lesquelles un bébé qui «a vécu l'enfer», l'an dernier, à l'hôpital Sainte-Justine. L'histoire de cet enfant ressemble de façon troublante à celle d'un petit Américain, dont la mort fait présentement les manchettes au sud de la frontière.

Un bébé de 1 an a vécu «un mois d'enfer pur et simple» à l'hôpital Sainte-Justine, parce que sa mère a fait croire aux médecins qu'il souffrait de reflux gastrique, en le pinçant pour le faire pleurer et en le faisant vomir. Elle aurait de plus arraché ou saboté en douce les tubes d'alimentation et les solutés du nourrisson.

La femme des Cantons-de-l'Est a pressé «maintes fois» les médecins de percer l'estomac de son garçon afin de l'alimenter par un tuyau, écrit le tribunal de la jeunesse, qui a placé l'enfant en famille d'accueil l'an dernier.

Les médecins ont refusé d'aller aussi loin. Mais avant de démasquer la fabulatrice, ils avaient déjà infligé à son petit une série de traitements aussi inutiles que douloureux, soit:

• dix jeûnes, quatre repas barytés, une vidange gastrique et des gavages;

• l'installation de huit tubes et de huit intraveineuses;

• deux anesthésies générales et deux sédations;

• deux dilatations dangereuses d'une zone fraîchement opérée;

• neuf prises de sang et des irradiations.

Pour atténuer la douleur, le bébé a dû ingurgiter de la morphine et des opioïdes.

Tous les ans

Aussi étrange soit-elle, cette forme de maltraitance fait régulièrement des ravages au Québec. Entre 2002 et 2013, au moins 23 enfants en danger ont dû être placés en famille d'accueil par le tribunal de la jeunesse. Une fois sur deux, leur mère ne s'était pas contentée d'inventer leurs symptômes, elle les avait provoqués ou avait truqué des examens.

«Leurs histoires sont impossibles à oublier, affirme le pédiatre retraité Jean Labbé. Les parents qui frappent leurs enfants ont généralement perdu la maîtrise d'eux-mêmes. Là, tout est réfléchi, planifié. Ils arrivent même à utiliser les médecins comme outils.»

L'expert en protection de l'enfance a pu sauver quatre petites victimes au cours de sa carrière au Centre hospitalier de l'Université Laval, à Québec. Une mère avait annoncé à son fils qu'il allait subir une greffe des poumons ou mourir, et lui imposait d'interminables traitements. Une autre se précipitait aux urgences après avoir empoisonné sa fille avec des antidouleurs - qui augmentaient son rythme cardiaque et la rendaient rouge, tremblante et en sueur.

«C'est la forme de maltraitance la plus rare, précise le Dr Labbé, mais c'est potentiellement l'une des plus dommageables puisque 6% à 9% des victimes en meurent. 

«Les pédiatres sont formés pour se fier aux parents, puisque 99,9% d'entre eux ne sont pas des imposteurs», souligne le Dr Labbé.

Difficile à prouver

À Montréal, l'hôpital Sainte-Justine a refusé notre demande d'entrevue en disant que ces cas étaient très marginaux. Mais l'Hôpital de Montréal pour enfants est bien au fait du phénomène. «Tous les ans, quelques parents éveillent nos soupçons parce qu'ils réclament des procédures innombrables et intrusives ou un diagnostic de maladie grave», affirme la pédopsychiatre Lila Amirali.

«Mais c'est très long et très difficile de prouver ce qui se passe, parce qu'en apparence, ils sont dévoués et exemplaires. On y est parvenus seulement deux fois.»

Pour compliquer les choses, près du tiers des parents imposteurs travaillent dans le domaine de la santé. Et les autres utilisent l'internet pour fabriquer leurs histoires. L'une des mères démasquées par le Dr Labbé était analyste médicale et avait fréquenté une faculté de médecine en douce, sans y être inscrite. Accro aux hôpitaux, elle s'était elle-même fait amputer de deux organes sains (un rein et l'appendice), avant de s'en prendre à ses enfants, dont l'un est mort dans des circonstances douteuses. Elle avait visité 19 hôpitaux pour brouiller les pistes.

Soif d'attention

Pourquoi? Fraudeurs, certains parents veulent toucher des prestations, des dons ou obtenir des médicaments.

D'autres, presque toujours des mères, souffrent plutôt d'un trouble mental. Elles jouissent de leur domination sur les médecins, ou cherchent à être admirées pour leur dévouement ou à éveiller la compassion. «En se servant de leur enfant, elles tentent d'obtenir par ricochet l'attention dont elles ont été privées toute leur enfance», résume le Dr Labbé.

Avant d'être officiellement reconnu en 2013 (dans la 5e édition du manuel de diagnostic psychiatrique DSM), leur trouble a porté plusieurs noms. On parle désormais de «trouble factice imposé à autrui». Mais pendant plus de 25 ans, on a parlé d'un «syndrome de Münchhausen par procuration». «Münchhausen», en référence au célèbre baron du même nom, dont les fabulations guerrières ont été immortalisées dans un livre. «Par procuration», parce qu'ils utilisent le corps d'autrui au lieu du leur.

«Les mères qui présentent [ce trouble] sont capables de mentir de façon tellement convaincante qu'on en arrive à douter de notre propre raison», indique un rapport d'expertise déposé en cour.

Caméras cachées

Les parents atteints nient tout et ne sont même pas conscients de leurs motivations, précise la Dre Lila Amirali. Ils ne sont pas psychotiques, mais la très grande majorité souffre d'un trouble de la personnalité (limite, narcissique, antisocial ou paranoïaque).

«Seuls avec l'enfant qui pleure, ils ne réagissent pas ou se montrent cruels, mais dès que quelqu'un entre, ils se transforment en mères ou en pères exemplaires», ajoute le Dr Labbé, qui a vu des vidéos qui le prouvent.

Grâce à des caméras cachées dans des hôpitaux d'Atlanta, de Londres et de North Staffordshire, des dizaines de fabulateurs ont été pris sur le fait des deux côtés de l'Atlantique. On les voit suffoquer leur enfant pour qu'il convulse, l'empoisonner au désinfectant ou injecter leur urine dans l'intraveineuse. Une autre femme a déjà donné des coups de marteau à son petit, pour simuler un trouble hématologique.

Plusieurs de ces bébés se sont retrouvés avec des séquelles neurologiques. Une douzaine d'autres (frères et soeurs des enfants filmés) étaient déjà morts, sans doute assassinés.

Filmer les parents à leur insu pourrait sauver des vies et éviter des «souffrances incommensurables» ont donc conclu les chercheurs anglais et américains, qui ont publié leurs comptes rendus en 1997 et 2005 dans le journal Pediatrics.

Au Québec, le droit à la vie privée est toutefois protégé. «Pour filmer les parents, il faut leur autorisation, explique la Dre Amirali. Mais lorsqu'on a des soupçons, on fait tout pour les encadrer. On nomme un coordonnateur de dossier et une travailleuse sociale.»

Fausses accusations

Malgré les preuves recueillies, l'existence même d'un «syndrome de Münchhausen par procuration» est régulièrement contestée.

Aux États-Unis et en Angleterre, des centaines de mères ont été accusées d'en souffrir par des médecins et les services sociaux. Certaines ont été blanchies, mais seulement après avoir été emprisonnées ou avoir perdu la garde de leur enfant vraiment malade. Un bébé anglais est même mort après avoir été brutalement privé de sa famille - et de médicaments.

Leurs malheurs alimentent la croisade du groupe Mothers Against Munchausen by Proxy Allegations (MAMA). Elles inquiètent aussi des psychologues, des psychiatres et des philosophes, interviewés dans le magazine de vulgarisation Psychology Today. Selon eux, les mères trop critiques ou insistantes aux yeux des médecins sont victimes d'une chasse aux sorcières. Invoquer le syndrome devient une arme trop facile pour les faire taire, disent-ils, ou pour disculper certains professionnels dépassés.

Contagion

Un médecin pourrait toujours sauter trop vite aux conclusions, mais cela se produira «rarement», affirment deux Britanniques dans un survol scientifique publié en avril dans The Lancet.

Il faut au contraire repérer les parents atteints le plus rapidement possible, disent-ils, avant que leurs enfants ne subissent des «dommages graves». En plus d'endurer des examens douloureux, ces derniers «grandissent loin de leurs camarades, avec une scolarité handicapée, vivant  un monde irréel dans l'atmosphère blanche des hôpitaux, sentant peser sur eux l'angoisse de la maladie et de la mort», écrit la psychiatre française Catherine Isserlis.

Autre conséquence: la contagion. À Chicoutimi, une enfant de 8 ans prend le relais de sa mère et «simule [elle-même] des problèmes de santé et demande des médicaments», révèle un jugement de 2006.

L'objectif des parents n'y change rien; dès qu'un enfant reçoit des soins superflus, il faut le protéger, précise l'article du Lancet.

Le Dr Jean Labbé est d'accord. De nombreux parents deviennent maladivement inquiets lorsque leur enfant souffre de maladie chronique ou frôle la mort, illustre-t-il. Quand leurs angoisses et leurs exagérations entraînent une multiplication d'examens inutiles ou nuisibles, il faut les raisonner.

«Souvent, les médecins y parviennent, mais pas toujours, dit-il. J'ai déjà dû signaler deux cas du genre à la DPJ.»

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Lacey Spears a inondé ses comptes Facebook, MySpace et Twitter de photos de son fils malade.

Un cas-choc américain fait les manchettes

Comme la mère du bébé maltraité à Sainte- Justine, une femme de l'État de New York jurait que son fils était gravement malade et vomissait tous ses repas. Comme la Québécoise, l'Américaine voulait nourrir son fils par un tube directement relié à l'estomac.

Deux histoires semblables, deux dénouements. Car seuls les médecins américains ont procédé à une gastrostomie. Quatre ans plus tard, le petit Garnett était mort. D'après la police, sa mère, Lacey Spears, s'est servie de son tube pour lui injecter d'énormes quantités de sel, qui l'ont empoisonné.

Pour les experts américains, la jeune femme de 26 ans semble souffrir du syndrome de Münchhausen par procuration. Vouloir alimenter inutilement son enfant par un tuyau est un gros signal d'alarme, disent-ils.

Chose certaine, Lacey Spears avait besoin d'attention. Pendant cinq ans, elle a inondé ses comptes Facebook, MySpace et Twitter de photos de son fils malade, dont plusieurs le montraient à l'agonie. Tout en se posant comme une mère modèle, elle fabulait apparemment sans arrêt, en s'inventant un fiancé mort et un autre fils.

Mardi, la jeune femme a toutefois plaidé non coupable à des accusations de meurtre devant le tribunal du comté de Westchester, où elle doit retourner le 2 juillet. Son histoire hallucinante est racontée en plusieurs volets sur le site Lohud/The Journal News.

 Aux États-Unis comme en Europe, des mères fabulatrices ont déjà abouti en prison. En 2010, une fraudeuse britannique, Lisa Hayden-Johnson, a reçu une peine de trois ans pour avoir confiné son fils à un fauteuil roulant. Ses mensonges lui avaient permis de recevoir quantité de dons et de rencontrer des célébrités, parmi lesquelles des membres de la famille royale.  L'Américaine Kathy Bush a aussi passé trois ans derrière les barreaux après avoir intoxiqué sa fille Jennifer avec un médicament contre l'épilepsie. À 8 ans, la petite avait déjà été hospitalisée plus de 200 fois et opérée à plus de 40 reprises. L'affaire a été très médiatisée après avoir éclaté, en 1999, Kathy Bush s'étant déjà rendue jusqu'à la Maison-Blanche afin de réclamer une meilleure couverture d'assurance médicale.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Lacey Spears a inondé ses comptes Facebook, MySpace et Twitter de photos de son fils malade.

Eminem, une victime célèbre

Dans deux chansons, le rappeur Eminem raconte que sa mère lui inventait des maladies et le droguait. «Victime du syndrome de Münchhausen . Toute ma vie on m'a fait croire que j'étais malade alors que je ne l'étais pas», chante-t-il dans Cleaning Out My Closet. Puis, dans My Mom: «Le Valium contaminait tout ce que je mangeais, l'eau que je buvais, les maudits pois dans mon plat.» Dans Headlights, il s'excuse en disant que sa mère était malade.

PHOTO PIERRE ANDRIEU, ARCHIVES AFP

Au moins 23 cas en 12 ans au Québec

Depuis 2002, au moins 10 filles et 13 garçons ont été retirés à leur mère par le tribunal de la jeunesse, parce que celle-ci inventait ou leur imposait des maladies. C'est ce que révèle notre revue des jugements publiés sur le site web CanLii. La moitié des victimes avait moins de 6 ans. Voici certaines histoires.

2013

Fausses allergies (Drummondville)

Deux frères de 2 et 3 ans ont été hospitalisés une demi-douzaine de fois chacun, dans cinq hôpitaux différents. L'aîné souffrait d'anémie parce qu'en dépit des résultats négatifs de divers tests, sa mère persistait à agir comme s'il était allergique au soya. «Il lui est arrivé, à quelques reprises, de sortir d'un hôpital pour aller consulter immédiatement à un autre hôpital», souligne le juge.

2012

Une pédiatre inquiète (Montréal)

À 13 mois, un bébé avait déjà avalé 11 antibiotiques, subi des traitements d'inhalothérapie et de cortisone. Malgré les soupçons de sa pédiatre, l'escalade s'est poursuivie en cliniques de développement et de nutrition, en gastroentérologie, en immunologie et en pneumologie. Quand le garçon a été confié à sa grand-mère maternelle, à l'âge de 3 ans, il n'a plus eu besoin de médicaments.

Miracle (Saint-Jean-sur-Richelieu)

Une fille de 9 ans est arrivée à un rendez-vous médical dans les bras de son oncle, se disant trop souffrante pour marcher. Mais en apprenant son placement en famille d'accueil, elle «met ses souliers et quitte sans boiter ou sans avoir quelque difficulté que ce soit». La fillette «doit présenter des symptômes physiques pour pouvoir avoir une relation avec la mère», estimait son travailleur social.

2011

Examen truqué (Québec)

Lors d'un examen médical, la mère a ajouté du sel dans la sueur de sa fille de 5 ans pour simuler une fibrose kystique. La fillette a également «été vue en cardiologie, en pneumologie, en pédopsychiatrie, en orthophonie, en gastroentérologie et en radiologie», énumère un juge. Ses frères ont eux aussi subi des interventions inutiles. En prime, leur mère leur donnait trop de médicaments, les exposant à des problèmes cardiaques, de glandes surrénales ou de fatigue.

2009

Cocktail extrême (Québec)

Avant de s'en prendre à ses enfants, la mère s'était s'est fait enlever l'appendice et un rein sains, en plus d'avoir injecté de l'urine dans son soluté. Elle a ensuite informé son fils de 7 ans qu'il devrait lui-même subir une greffe de poumons. Les sept médicaments dont elle le gavait l'exposaient à un retard de croissance, de l'ostéoporose,  des cataractes, des nausées, douleurs abdominales et des problèmes d'audition. Une inhalothérapeute a fini par sonner l'alarme, «n'ayant jamais vu pendant ses 20 ans de carrière un tel amalgame de médication pour traiter la fibrose kystique».

2003

Hypocondrie (Montréal)

La mère a donné de l'Ativan et de la codéine à sa fille de 1 an. L'enfant et son frère de 2 ans ont été hospitalisés 13 fois (pour de supposés arrêts respiratoires, convulsions et crises d'épilepsie). Trois ans après avoir perdu leur garde, la mère n'était toutefois plus dangereuse aux yeux de deux experts. Selon eux, elle a agi ainsi parce qu'elle était droguée, anxieuse et méfiante, ayant vu son frère mourir d'un cancer non diagnostiqué. «Le scepticisme face au monde médical est un phénomène de plus en plus répandu et l'internet a fait en sorte que les gens sont de plus en plus portés à l'hypocondrie», indique l'un d'eux.

2002

«Résurrection» (Mont-Laurier)

Dès sa naissance, le cadet de 4 ans a été gavé de médicaments et «soumis à toutes sortes d'investigations inutiles, souvent intrusives et douloureuses, qui ont culminé par une opération». En présence de sa mère, il perd du poids, mais dès qu'il est confié à quelqu'un d'autre, il «ressuscite littéralement». La mère - qui se disait elle-même atteinte d'un cancer du sein et d'une leucémie - a malgré tout demandé au CLSC de préparer son fils aîné, âgé de 7 ans, à la «mort imminente de son frère».

En chiffres

En plus d'être difficile à repérer, le trouble qui consiste à inventer ou provoquer des maladies chez un enfant n'est pas toujours nommé ni défini de la même façon. Selon les chercheurs, il est donc sous-diagnostiqué. Voici ce que révèlent les études portant sur les seuls cas détectés et prouvés de syndrome de Münchhausen.

Les victimes



• 50% ont 2 ans ou moins lorsqu'on les repère

• Il y a autant de filles que de garçons



Les agresseurs



• 90 % sont des mères

• 90 % ont un trouble de la personnalité (antisocial, narcissique, sociopathe, histrionique, limite)

• 70 % interviennent activement pour provoquer des symptômes

• 60 % ont fait une tentative de suicide

• Le tiers travaille dans le domaine de la santé

• Le tiers récidive après avoir été démasqué



Les dommages



• De 6% à 9% des victimes meurent

• 7% ont des séquelles permanentes

• 17% sont aussi victimes d'une autre forme de maltraitance

• 25% avaient des frères et soeurs qui sont morts

• De 30% à 50% sont retirés à leurs parents



Sources:



«Early recognition and management of fabricated or induced illness in children», Bass, Glaser, The Lancet, avril 2014.

«Quand la réalité dépasse la fiction: le syndrome de Munchausen par procuration», Jean Labbé, octobre 2009