Dimanche matin, 8h. Entrée de l'hôpital Saint-Luc. Une brise légère balaie la poussière de la rue Saint-Denis. Le ciel est lourd, les nuages gris.

Dans le minuscule carré d'asphalte qui sert de cour aux patients, une femme fume, enfoncée dans son fauteuil roulant, deux solutés branchés dans ses bras amaigris. La quarantaine usée, le teint gris, les cheveux décolorés, elle regarde les voitures filer sur le boulevard René-Lévesque d'un air absent.

La ville est calme, les rues presque désertes. J'attends la Dre X. La journée s'annonce calme.

***

La Dre X fouille dans son sac. Elle cherche un trousseau de clés parmi les cinq qu'elle possède. Deux pour Saint-Luc, deux pour Notre-Dame, un cinquième pour l'Hôtel-Dieu.

Même si les urgences sont calmes, le corridor est transformé en dortoir de fortune : des lits se succèdent, cordés serré. Certains patients, plus chanceux, ont droit à une chambre microscopique.

Comme M. Leblanc. Un vieux, 90 ans. Il vivait seul dans un HLM lorsqu'il est tombé en bas de son lit. Il est resté sur le plancher de sa chambre pendant une quinzaine d'heures, sans personne pour le secourir. C'est son fils qui l'a découvert, inconscient, baignant dans ses selles.

L'ambulance l'a amené à l'urgence de Saint-Luc. Un cas lourd : dépressif, confus, maladie d'Alzheimer, coeur défaillant.

Quelques heures après son admission, M. Leblanc a fait un arrêt cardiaque. L'équipe médicale l'a réanimé. Une intervention lourde. Pourtant, son dossier précise en toutes lettres qu'il refuse ce type de soins. Sauf que le dossier est à l'Hôtel-Dieu et que les médecins ne l'avaient pas entre les mains lorsque le coeur de M. Leblanc a cessé de battre.

M. Leblanc est étendu dans son lit, pâle, fragile. Il se remet douloureusement de son arrêt cardiaque. Un rescapé. Sauvé malgré lui. La Dre X se penche vers lui.

- Comment ça va?

- Pas pire.

- Vous savez où vous êtes?

M. Leblanc hésite, ferme les yeux, fronce les sourcils. Il fouille dans sa mémoire trouée.

- Je sais pas, dit-il en secouant la tête.

M. Leblanc ferme les yeux. Son fils attend, bouleversé. La Dre X l'emmène dans un petit local pour lui parler, loin de l'agitation fiévreuse des urgences.

- Mon père ne veut pas qu'on s'acharne. Il refuse d'être branché sur une machine pour vivre.

- S'il refait un arrêt cardiaque, est-ce qu'on intervient ? demande la Dre X.

Le fils secoue la tête, les yeux pleins d'eau.

- C'est dur... Est-ce qu'il pourra retourner chez lui ?

- Je ne crois pas. Il faut l'hospitaliser. Deux jours ou deux semaines, difficile à dire... Avez-vous d'autres questions ?

- Je ne sais pas quoi vous demander.

M. Leblanc doit dormir aux urgences en attendant qu'une chambre se libère à l'étage. Quelques heures ou quelques jours.

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Mme Pouliot se promène : son coeur est soigné à l'Hôtel-Dieu, sa hanche à Notre-Dame, sa cirrhose à Saint-Luc. Elle a 72 ans : corpulente, cheveux teints en noir plaqués sur le crâne, voix rauque.

Elle a perdu le cardiologue qui l'avait soignée à Notre-Dame en 2001. Il est parti, comme les 300 médecins qui ont quitté le CHUM depuis 13 ans, c'est-à-dire depuis que l'idée de fusionner les hôpitaux agonise dans les cartons du ministère de la Santé.

La Dre X a les trois dossiers de Mme Pouliot entre les mains, sauf que chaque hôpital a son système de classement : Notre-Dame utilise l'ordre chronologique, l'Hôtel-Dieu sépare le dossier en deux - une moitié pour les consultations en clinique externe, l'autre pour les interventions réalisées pendant l'hospitalisation. Saint-Luc est à cheval entre les deux.

«Le CHUM, c'est le parlement à l'italienne, dit la Dre X. Depuis 1996, on a eu quatre directeurs généraux, six ministres de la Santé, quatre premiers ministres, deux maires et trois recteurs de l'Université de Montréal.»

***

M. Tremblay attend la visite du médecin, étendu sur un lit en face de l'îlot où travaillent les infirmières des urgences. Il est arrivé la veille. Essoufflements, douleurs au bras, fatigue subite. Soixante-trois ans. «Je file pesant», dit-il.

La Dre X tire un rideau avant de l'examiner.

- Avez-vous déjà fait une dépression ?

- C'est quoi, une dépression ?

Dans le passé, M. Tremblay a été soigné à l'Hôtel-Dieu.

«Si je fais venir son dossier de l'Hôtel-Dieu, ça va prendre 24 heures, explique la Dre X. Dans l'ordinateur, on a les données de base, mais pas le dossier au grand complet avec les notes des médecins.»

La Dre X s'installe devant un ordinateur. Elle hésite quelques secondes avant de taper son mot de passe. Elle en a une dizaine. Des mots à six, huit ou 12 lettres, avec ou sans majuscules, avec ou sans chiffres, qu'elle doit changer aux deux ou trois mois.

«Le système informatique du CHUM, c'est comme le registre des armes à feu à Ottawa, ironise la Dre X : beaucoup d'argent et peu d'efficacité.»

La Dre X passe une semaine dans chaque hôpital : Saint-Luc, Hôtel-Dieu, Notre-Dame. Puis elle recommence. Encore et encore. En attendant que le CHUM soit construit. En 2018. Si tout va bien.

La plupart des médecins font la navette entre les trois hôpitaux.

«Avant, je travaillais dans un seul hôpital. J'entrais à 7 h et j'en sortais à 18 h, raconte la Dre X. Je pouvais consolider mon équipe. Aujourd'hui, les médecins passent d'un hôpital à l'autre. Les infirmières, elles, ne bougent pas. Je vois moins mes patients et l'esprit d'équipe s'effrite.»

Chaque hôpital est spécialisé. «Notre-Dame s'occupe du cerveau (neurologie), l'Hôtel-Dieu, du coeur (cardiologie) et Saint-Luc, du cul (gastroentérologie, urologie, gynécologie), poursuit la Dre X. C'est comme si je décidais de me bâtir une grosse cabane. En attendant que la construction soit finie, je vivrais dans trois maisons. Je mettrais les toilettes dans la première, la cuisine dans la deuxième et les chambres à coucher dans la troisième. Et je passerais mon temps à me promener de l'une à l'autre. C'est ça, le CHUM, un enfant trisomique à trois têtes.»

Les patients aussi se promènent. Souvent. Trop souvent.

Comme M. Tremblay. Le diagnostic n'est pas clair. Son coeur fonctionne, mais la tête... La Dre X connaît de bons psychiatres. Sauf qu'ils travaillent à l'Hôtel-Dieu.

***

Sixième étage. Mme Beaudoin est étendue dans son lit, pâle, les traits tirés, les cheveux en bataille. Il fait chaud, la fenêtre est ouverte et laisse entrer les bruits assourdissants du boulevard René-Lévesque : coups de klaxon, freins stridents des autobus, sirènes lancinantes des ambulances. Le centre-ville bourdonne dans la chambre.

Le mari de Mme Beaudoin ferme la fenêtre pour étouffer les bruits. La chaleur devient insupportable. Pendant que la Dre X parle à Mme Beaudoin, un préposé nettoie le lit voisin. Enlève le matelas, remet le matelas, ouvre la porte, ferme la porte, passe la vadrouille, nettoie le lit à grands coups de chiffon.

C'est au milieu de cette cacophonie que Mme Beaudoin parle de ses bobos les plus intimes à la Dre X : cancer de l'estomac soigné à Saint-Luc, troubles neurologiques suivis à Notre-Dame, faiblesses cardiaques graves surveillées à l'Hôtel-Dieu. Son dossier, épais comme un bottin de téléphone,

est à Notre-Dame.

Mme Beaudoin a 75 ans. Elle est très malade. Fatiguée, usée, épuisée par les traitements de chimiothérapie. Peu importe, elle et son mari doivent se promener d'un hôpital à l'autre.

- C'est difficile? lui demande la Dre X.

- Oui, parce que je suis malade.

* Tous les noms ont été changés.