(Ottawa) Des interprètes ont de nouveau subi des chocs acoustiques au parlement malgré l’ajout de nouveaux protocoles. Les solutions mises en place par la Chambre des communes et le Bureau de la traduction ne donnent pas les résultats escomptés, selon l’Association internationale des interprètes de conférence (AIIC).

L’une de ces interprètes est Élisabeth Seymour, qui avait déjà subi un premier choc acoustique à l’automne 2022, a confirmé l’AIIC. Il avait été si violent qu’elle avait dû être transportée à l’hôpital. Elle avait ensuite développé un grave acouphène. Mme Seymour a préféré ne pas accorder d’entrevue cette fois.

« Ils ont fait des vérifications, ils ont adopté des protocoles pour prévenir les accidents, mais si tout ça est vrai, comment se fait-il que l’on continue d’être blessés ? », se demande la porte-parole de l’AIIC, Nicole Gagnon.

Cinq incidents ont été causés par une rétroaction acoustique depuis la fin du mois d’octobre, dont trois se sont produits la semaine dernière dans des comités de la Chambre des communes et une conférence de presse.

Les incidents les plus récents, survenus les 4 et 6 décembre, ont été causés par une oreillette placée trop près d’un micro ouvert, une mauvaise configuration du système et un téléphone qui a vibré au moment précis où quelqu’un ouvrait son micro.

Les deux autres incidents se sont produits le 30 octobre dans un comité sénatorial et le 2 novembre dans la chambre du Sénat. L’AIIC affirme que 13 interprètes ont été touchés en tout. Le ministère des Services publics et de l’Approvisionnement, dont relève le Bureau de la traduction, a indiqué que quatre interprètes ont décidé de prendre une journée de repos après deux des cinq incidents.

Feedbacks aux communes

Des interprètes « ont malheureusement été exposés à un effet Larsen (feedback) jugé de moyennement fort à fort hier soir lors d’une réunion de comité au Sénat », confirme le nouveau directeur des affaires parlementaires et du bien-être des interprètes, Martin Montreuil, dans un courriel interne daté du 31 octobre que La Presse a obtenu.

« Ça s’explique par un accident malencontreux où un dossier papier d’une personne, qui était dans la salle et dans l’application Zoom pour gérer la réunion, est entré en contact avec le clavier de son ordinateur et a réactivé le micro de l’ordi, ce qui a créé le retour de son », poursuit-il.

Le protocole d’intervention en place depuis l’été « a immédiatement été activé », a précisé le Ministère en réponse aux questions de La Presse. « Aucun soin médical n’a été requis et les interprètes ont été retirées du milieu de travail pendant 24 heures conformément aux recommandations des spécialistes de l’ouïe incluses dans le protocole », a indiqué le porte-parole du Ministère, Alexandre Baillairgé-Charbonneau. La réunion a été annulée.

L’incident acoustique du 2 novembre dans la chambre du Sénat s’est produit « alors que les techniciens effectuaient les branchements préalables à la séance », mais le Ministère soutient qu’il n’y a pas « eu d’impact sur les interprètes ».

« Bien qu’il ne soit pas possible d’éliminer tout risque de problème acoustique, lors de ces deux incidents, les protocoles appropriés ont été suivis et les ajustements nécessaires ont également été apportés pour réduire au minimum le risque que ce type d’erreur humaine se reproduise », indique la conseillère en communication de la chambre haute, Alison Korn.

« C’est toujours triste de perdre des interprètes parce qu’on partage le même groupe avec le Sénat, alors si on en perd par accident, ça en fait de moins pour servir les députés dans leur travail », souligne la whip du Bloc québécois, Claude DeBellefeuille, qui est unilingue et a donc besoin de l’interprétation.

« Les députés, quand ils exercent leur travail, doivent toujours avoir en tête qu’il y a un interprète en fonction », ajoute-t-elle.

Le Bureau de la traduction se défend

Le président-directeur général du Bureau de la traduction, Dominic Laporte, a affirmé qu’« énormément de mesures avaient été prises au cours des six derniers mois », lors d’une réunion du Bureau de régie interne de la Chambre des communes le 9 novembre.

« Nous voyons quand même une diminution notable du nombre d’incidents qui nous sont rapportés », avait-il affirmé tout en reconnaissant que le risque zéro n’existait pas.

Il avait souligné que les directives émises en vertu du Code canadien du travail avaient été levées en août après que le Bureau de la traduction et l’administration de la Chambre des communes s’y étaient conformés. L’interprétation est seulement offerte aux participants virtuels qui utilisent un microphone conforme à la norme ISO. Des tests aléatoires ont également été effectués en avril et en mai 2023, mais n’ont pas révélé « de risque d’atteinte à l’audition des interprètes, ni de différence observable entre le son des participants sur place et celui des participants virtuels », selon le Bureau de la traduction.

L’Association canadienne des employés professionnels (ACEP) n’est pas convaincue. « Malgré près de quatre années de lutte pour des améliorations, les incidents liés à la santé et à la sécurité continuent d’avoir lieu, a déploré son président sortant, Scott Crawford. Bien que des progrès aient été réalisés, l’ACEP n’est pas satisfaite de la situation actuelle. »

« Il faut dire que chaque fois qu’il y a un incident comme ça, ça ébranle la confiance des interprètes comme quoi ils peuvent aller travailler en toute sécurité sans craindre pour leur ouïe, ajoute Mme Gagnon, de l’AIIC. Et le seul recours qu’ont les interprètes, c’est de réduire leur offre au parlement, de réduire le nombre de journées qu’ils offrent ou carrément de refuser de travailler sur la colline. Moi, je n’y ai pas mis les pieds depuis deux ans. »

L’AIIC souligne que le Bureau de la traduction ne comptabilise pas les incidents qui impliquent les interprètes pigistes, contrairement aux permanents, même si les pigistes représentent 60 % du nombre total d’interprètes. Le Bureau rétorque qu’ils peuvent signaler les incidents de façon volontaire.

Les tensions sont loin de faciliter le travail des interprètes

« Monsieur le Président, là, je vais vous le dire, on a atteint la limite. Quand les interprètes te disent à trois reprises qu’il y a trop de bruit pour interpréter et qu’elles se blessent, c’est le temps d’arrêter. C’est notre dernière journée, soyez des adultes », s’est impatientée la whip du Bloc québécois, Claude DeBellefeuille, lors de la période des questions jeudi, la veille de la relâche des fêtes. Quelques minutes auparavant, les libéraux et les conservateurs s’invectivaient en criant de part et d’autre de la Chambre des communes. La députée constate que les débats houleux rendent parfois l’interprétation impossible. Cela s’est produit la semaine dernière au comité permanent des ressources naturelles après le dépôt par les conservateurs de près de 20 000 amendements. La réunion est rapidement devenue cacophonique et plusieurs élus ont haussé le ton. « Si tous les micros sont ouverts en même temps, c’est plus dangereux pour les interprètes », fait remarquer Nicole Gagnon, de l’AIIC. Claude DeBellefeuille a demandé aux whips des autres partis de discipliner leurs troupes. « Quand on est tendu, qu’on se chicane en comité et qu’on se parle d’un bout à l’autre de la table, qui en paie le prix ? Ce sont les interprètes et les francophones, parce qu’on n’a pas accès à l’interprétation », déplore-t-elle.

En savoir plus
  • 57
    Nombre d’interprètes permanents au parlement
    Source : ministère des Services publics et de l’Approvisionnement
    84
    Nombre d’interprètes pigistes au parlement
    Source : ministère des Services publics et de l’Approvisionnement