(Rankin Inlet, Canada) Une parasélène (un phénomène optique faisant apparaître une ou plusieurs « fausses lunes ») était visible au ras de l’horizon. Elle est apparue le premier jour de la patrouille des soldats canadiens, et les rangers inuits qui les guidaient dans le Grand Nord du pays l’ont tout de suite repérée : des cristaux de glace dans les nuages déformaient la lumière, faisant apparaître deux lunes illusoires dans le ciel.
Cela signifiait qu’un orage se préparait, malgré les prévisions de beau temps. Les rangers inuits ont dit aux soldats de planter leurs tentes et de se terrer.
« Si la situation empire, nous serons bloqués », explique John Ussak, l’un des rangers inuits, se rappelant que les soldats voulaient continuer à avancer, mais qu’ils ont fait marche arrière. Ils se sont réveillés dans une tempête de neige.
Le Canada s’est donné pour mission d’affirmer son emprise sur son territoire arctique, une immense étendue qui, autrefois, n’était guère plus qu’une préoccupation secondaire.
Alors que la Russie et la Chine s’intéressent de plus en plus au potentiel militaire et commercial de la région, les Forces armées canadiennes doivent comprendre le climat changeant de l’Arctique, la manière d’y survivre et de le défendre.
La compétition est mondiale : le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a réalisé la semaine dernière une visite de cinq jours en Europe du Nord afin de rallier des alliés contre les ambitions russes et chinoises dans l’Arctique.
La mission du Canada de sécuriser l’Arctique implique de s’appuyer davantage sur les Inuits, le seul peuple à vivre dans cette partie austère du monde depuis des milliers d’années, pour surveiller les vastes étendues isolées du pays dans le Grand Nord.
Cela signifie aussi qu’il faut fouiller dans le passé colonial du pays, changer des modes de pensée bien ancrés et défaire une méfiance qui dure depuis des générations. Ottawa a une longue et vilaine histoire d’abus à l’égard des Inuits : il a notamment incité des familles à s’installer dans l’Extrême-Arctique pour asseoir son emprise sur le territoire pendant la guerre froide et a refusé de les laisser repartir.
Mais ces dernières années, le pays s’est lancé dans une vaste tentative d’apaisement et d’expiation de son histoire coloniale. Les efforts visant à garantir aux Autochtones la place qui leur revient dans le pays ont été déployés par les divers gouvernements, dans les écoles, dans le domaine des arts et dans les entreprises.
Le Canada se concentre également sur l’élément le plus difficile des relations postcoloniales – la façon de penser des gens – en mettant l’accent sur l’apprentissage auprès des Autochtones. Lors des patrouilles dans l’Arctique, cela apporte des avantages pratiques.
« Les dirigeants doivent faire preuve d’humilité et comprendre qu’il est plus important de reconnaître ce que l’on ne sait pas que ce que l’on sait », a déclaré le major Brynn Bennett, commandant de l’armée qui a dirigé la patrouille en mars avec les rangers inuits, dans le cadre d’un exercice militaire appelé opération Nanook-Nunalivut.
Avant même que les soldats ne débarquent à Rankin Inlet, les obstacles étaient évidents. La plupart d’entre eux n’étaient jamais allés aussi loin dans le Nord.
Des exercices militaires entre les rangers inuits et l’armée ont lieu depuis des décennies, mais les enjeux sont de plus en plus importants à mesure que les superpuissances du monde se disputent la prééminence dans un Arctique de plus en plus accessible en raison des changements climatiques.
La Russie renforce rapidement son armée et s’associe à la Chine dans le cadre de projets commerciaux, car la fonte des glaces donne accès à de vastes ressources naturelles situées sous le plancher océanique de l’Arctique et ouvre de nouvelles voies de navigation. Même les États-Unis, plus proche allié du Canada, contestent la souveraineté canadienne sur le passage du Nord-Ouest.
Bien que l’exercice se soit déroulé sur un territoire canadien incontesté, il s’inscrit dans le cadre d’un effort plus large visant à renforcer la capacité militaire du Canada dans l’Arctique et à repousser toute revendication rivale potentielle sur les voies d’eau de plus en plus navigables.
Le conseil des Inuits de retarder la patrouille – et, plus que tout, le respect de Bennett à leur égard – a non seulement protégé les sept Inuits et près de 40 soldats d’un blizzard, mais également cimenté l’autorité des Inuits dans une région qui continue de dérouter les étrangers.
Cela n’a pas toujours été le cas.
Question de respect
Autour de Rankin Inlet, une petite ville subarctique située sur la côte ouest de la baie d’Hudson, des récits transmis de génération en génération font état des conseils et de l’aide offerts, et refusés, par les explorateurs et les baleiniers échoués dans l’île Marble, à environ 50 km de la côte.
« Ma mère en a parlé, même si je lui ai dit que je ne voulais pas entendre parler du passé, car cela me fait vraiment mal », explique Marianne Hapanak, 51 ans, ranger depuis 24 ans.
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Marianne Hapanak, ranger
Avec environ 3000 habitants, Rankin Inlet est la deuxième ville en importance du Nunavut, qui ne compte que 40 000 habitants.
Pendant des siècles, les puissances coloniales européennes ont mené des expéditions à la recherche d’un passage du Nord-Ouest – une route maritime plus courte et plus rapide entre les océans Atlantique et Pacifique à travers le labyrinthe d’îles et de voies navigables de l’Arctique canadien.
En 1905, un Norvégien, Roald Amundsen, qui est allé vivre parmi les Inuits pour apprendre à survivre dans l’Arctique, est devenu le premier explorateur européen à franchir le passage du Nord-Ouest. Mais certaines tentatives vouées à l’échec – la plus célèbre étant l’expédition Franklin – sont devenues des paraboles de l’impuissance coloniale : les explorateurs européens sont morts du scorbut en rejetant le régime de viande crue des Inuits, riche en vitamines, ou en ignorant les Inuits et en se perdant.
« Ils sont plus respectueux maintenant », a déclaré John Ussak, 47 ans, qui est ranger depuis deux décennies. « Notre culture est un élément important du métier de ranger, car nous enseignons nos connaissances lors d’exercices comme celui-ci. Nous leur enseignons ce que nous avons appris de nos ancêtres. »
Par-delà la limite des arbres
Les rangers inuits qui ont participé à la récente patrouille font partie des 5000 rangers canadiens, réservistes à temps partiel des Forces armées canadiennes. Au-dessus de la limite des arbres, là où il fait trop froid pour que les arbres survivent, la plupart des rangers sont des Inuits.
L’armée canadienne ayant réorganisé ses relations avec les Inuits en s’appuyant sur les connaissances locales, les soldats se dirigent vers le nord mieux préparés pour les patrouilles, d’après les rangers inuits.
Jack Kabvitok, 83 ans, un Inuit qui a servi comme ranger dans les années 1990, se souvient que les soldats arrivaient parfois sans l’équipement adéquat pour affronter des températures qui descendent jusqu’à -40 ℃ en hiver.
« Ils ne voulaient pas tirer avec leur fusil parce qu’ils ne voulaient pas toucher l’acier », raconte Kabvitok.
Ils n’avaient pas de manteaux ou de bottes pour ici. Lorsqu’ils étaient peu nombreux, nous pouvions nous occuper d’eux. Nous leur donnions nos vêtements, car nous portons toujours des vêtements supplémentaires lorsque nous allons à la chasse.
Jack Kabvitok
Avant leur patrouille, les soldats se sont entraînés à Petawawa, une base située en Ontario. Ils se sont entraînés à conduire des motoneiges et ont construit des traîneaux inuits traditionnels appelés qamutiks. Malgré une vague de froid inhabituellement brutale à la base ontarienne, l’atterrissage à Rankin Inlet a été un choc pour certains.
« Il y a de l’hiver partout au pays, et vous pensez le connaître jusqu’à ce que vous arriviez à un endroit où il n’y a pas d’arbres, juste de la toundra », a affirmé le caporal Simon Cartier, 30 ans, de Montréal, au sujet de l’atterrissage à Rankin Inlet. « Et s’il n’y avait pas les bâtiments, on aurait probablement l’impression d’être sur une autre planète. »
À leur base de Rankin Inlet, les soldats ont passé une journée à réparer leurs qamutiks, dont les rangers inuits ont immédiatement remarqué qu’ils n’étaient pas adaptés à la région subarctique. Lorsque les soldats et les rangers inuits partent pour une patrouille de cinq jours, le temps semble favorable.
« Écouter Gerard »
« Nous pensions que nous aurions du beau temps pour la semaine, d’après les prévisions », explique le lieutenant-colonel Bennett.
Mais le premier jour, un soldat a dû être évacué après avoir glissé et s’être tordu une cheville. Les problèmes persistants avec les qamutiks ont contraint les soldats et les rangers inuits à établir un camp à mi-chemin de leur destination, à Chesterfield Inlet, un hameau situé à une centaine de kilomètres au nord-est.
Plus tard dans la soirée, la parasélène (« fausse lune »), une rare illusion d’optique, a émergé au ras de l’horizon.
Lorsque les rangers inuits se sont réveillés le lendemain matin – dans un blizzard qui les empêchait de voir à plus de 200 mètres –, ils ont également vu un faux soleil, un phénomène optique similaire qui précède souvent le mauvais temps.
Le plus ancien et le plus expérimenté des rangers inuits, Gerard Maktar, 65 ans, et John Ussak se sont rendus à une réunion d’information matinale avec les chefs de l’armée. Le lieutenant Ussak dit avoir rencontré quelques réticences lorsqu’il a conseillé aux soldats de rester sur place jusqu’à ce que le temps s’éclaircisse.
La lieutenante Erica Rogers, 29 ans, de Toronto, a reconnu que l’avertissement des rangers inuits avait d’abord suscité le scepticisme.
« Nous nous sommes dit qu’il ne faisait pas si froid, que nous pouvions encore sortir. Si nous étions de retour à Petawawa, nous sortirions », a-t-elle déclaré.
Le retard a empêché les soldats d’atteindre leur destination, mais Bennett a considéré la patrouille comme un succès. Ses soldats ont beaucoup appris des Inuits, notamment en construisant des igloos, en déchiffrant la signification des congères, en pratiquant la pêche sur glace, en chassant et en dépeçant le caribou – et en observant la parasélène et le faux soleil.
Il a ajouté que le conseil qu’il donnerait au commandant de la patrouille qui suivrait la sienne serait d’« écouter Gerard », en référence à l’aîné des rangers inuits.
Cet article a initialement été publié dans le New York Times.
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