Les artilleurs de Valcartier ont tenu à la fin d’octobre un exercice à grand déploiement avec leurs obusiers M777, l’arme redoutable, mais imparfaite que le Canada a offerte à Kyiv. La Presse a pu constater sur place qu’ici, où qu’on aille, l’Ukraine et ses enseignements ne sont jamais bien loin.

Des essais avec le M777 pris très au sérieux

Saint-Gabriel-de-Valcartier — « Tu veux sentir quelque chose, viens te placer juste ici. » L’adjudant Patrick Jacques fait un clin d’œil au journaliste, puis désigne un endroit au sol, juste au pied du canon de 155 mm de l’obusier M777.

Les soldats tout autour s’affairent à chaque nouvel ordre : ils inclinent le canon, font pénétrer l’obus de près de 100 livres puis placent la charge explosive. Quand l’ordre de tirer résonne, un soldat tire la corde.

L’explosion est assourdissante et le sol vibre comme s’il y avait un tremblement de terre. L’adjudant Jacques semble fier de son coup.

Le M777 — appelé communément « triple sept » — est l’une des armes les plus redoutables de l’arsenal, relativement modeste, de l’armée canadienne. Ce canon britannique est capable de tirer à plus de 20 km avec précision. La zone mortelle autour de l’impact est de 50 m.

  • Branle-bas de combat pour les artilleurs, après qu’ils ont reçu leur ordre de mission.

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Branle-bas de combat pour les artilleurs, après qu’ils ont reçu leur ordre de mission.

  • Les artilleurs du 5 RALC près d’un char d’assaut

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Les artilleurs du 5 RALC près d’un char d’assaut

  • Les artilleurs du 5 RALC au travail

    PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

    Les artilleurs du 5 RALC au travail

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À la base de Valcartier, le 5Régiment d’artillerie légère du Canada (RALC) a tenu fin octobre un exercice de formation qui visait à apprendre aux soldats à manier cet obusier.

La Presse a pu y assister et a constaté à quel point la guerre en Ukraine occupe les esprits ici. Plusieurs soldats québécois étaient en Lettonie il y a quelques mois à peine pour apprendre aux Ukrainiens à utiliser les quatre M777 offerts par le Canada.

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Le nuage de fumée des explosifs du M777 se fond avec les nuages dans le ciel de Valcartier.

Les artilleurs canadiens ont les yeux rivés sur les combats et en tirent déjà des enseignements.

Certains constatent aussi les limites du M777 dans un conflit de haute intensité contre un ennemi aussi redoutable que la Russie. À la lumière des développements sur le théâtre ukrainien, des voix se font entendre au Canada qui réclament l’achat d’artillerie autopropulsée moderne.

« C’était parfait pour l’Afghanistan »

Le samedi 22 octobre à l’aube, le givre recouvre le paysage à Valcartier, au nord de Québec. La fébrilité est dans l’air. Dans quelques instants, un Chinook va apparaître dans le ciel. Il vient participer à l’entraînement baptisé « Pièces aguerries ».

L’opération d’élingage n’est pas évidente : l’hélicoptère devra déplacer des M777, qui pèsent 9500 livres pièce.

La major Anne Pham s’active pour s’assurer que tous les soldats jouent leur rôle. Elle est la personne la plus haut gradée sur le terrain ce matin. Cette Franco-Manitobaine d’origine vietnamienne revient de Lettonie.

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La major Anne Pham s'est rendue sur une base lettone pour former des Ukrainiens au maniement des M777.

Au début, c’était une mission comme les autres, mais avec l’invasion de l’Ukraine, ça s’est transformé en mission de formation.

La major Anne Pham

En mars dernier, elle s’est soudainement retrouvée sur une base lettone à former des Ukrainiens au maniement des M777.

Le Canada a envoyé quatre de ces obusiers en Ukraine et les États-Unis en ont offert une centaine. Ce canon est devenu l’une des pièces d’artillerie les plus utilisées par les forces ukrainiennes.

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Les soldats du 5Régiment d’artillerie légère du Canada guident l’hélicoptère Chinook pour orienter le canon dans la bonne direction.

Ce test du feu permet au Canada de tirer des leçons. Si le M777 semblait le canon idéal en Afghanistan, il démontre ses limites en Ukraine.

« C’était parfait pour l’Afghanistan. Ç’a été acheté pour ça. Mais c’est long à bouger. Disons que ce n’est pas fait pour la guerre du futur », explique l’adjudant Patrick Jacques, qui a 18 ans d’expérience dans les Forces armées canadiennes, a été déployé deux fois en Afghanistan et deux fois en Lettonie.

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Les M777 offerts par le Canada, les États-Unis et l’Australie servent en Ukraine.

Cette opinion est partagée par l’ex-chef d’état-major de l’armée canadienne Andrew Leslie. « Le M777 n’est pas mauvais en Ukraine, mais les soldats courent un risque qui n’est pas nécessaire », estime l’ancien lieutenant-général.

Le Canada avait acquis ses 37 M777 pour le conflit afghan. Là-bas, l’ennemi mal équipé avait du mal à répliquer à l’obusier, car il ne disposait pas d’une portée équivalente ni d’une supériorité aérienne.

Les Russes en Ukraine disposent de drones, de radars et d’une artillerie digne de ce nom.

Ce qu’on voit là-bas, c’est que les Russes mettent de huit à dix minutes à riposter aux tirs. Donc les Ukrainiens doivent bouger rapidement.

L’adjudant Jonathan Roy

Lors de sa sortie en 2005, cet obusier ultraléger représentait une petite révolution. Il pesait moitié moins que les modèles existants, mais était doté d’une très longue portée de 20 km, voire plus avec certains obus. Il était donc plus facile à déplacer.

Mais le M777 est tracté. Il faut donc l’attacher à un camion ou à un hélicoptère pour le déplacer, contrairement aux canons autopropulsés, ces pièces d’artillerie montées sur des camions et dont les plus récents modèles rivalisent de vitesse.

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Un groupe de soldat est héliporté sur le terrain pendant l’exercice de formation.

Les leçons ukrainiennes

Les artilleurs canadiens prennent des notes. En décembre se tiendra à Valcartier un nouvel exercice avec les M777. Objectif ? Déplacer les canons le plus vite possible entre les rondes.

« On regarde ce qui se passe en Ukraine, c’est certain, note l’adjudant Roy. Les Ukrainiens sont probablement devenus les meilleurs utilisateurs du M777. Ça nous confirme l’importance de la vitesse d’exécution. On est capables, avec du personnel entraîné, de bouger en huit à dix minutes avec les M777. »

Mais les nouveaux canons autopropulsés peuvent bouger beaucoup plus rapidement et ont besoin de moins d’opérateurs. Certains sont aussi blindés, contrairement aux canons tractés, qui laissent les artilleurs au grand air.

Le fabricant d’armes britannique BAE Systems, qui produit les M777, a développé dans les dernières années l’Archer. L’entreprise assure que ce canon autopropulsé à chargement semi-automatique — notamment adopté par la Suède — peut tirer six rondes et se déplacer de 500 mètres en deux minutes. Le M777 mettrait au moins le double pour faire l’équivalent.

La France a par ailleurs livré 24 canons autopropulsés CAESAR, à la demande de Kyiv. L’armée française a largement remplacé dans les dernières années ses canons tractés de 155 mm — les TRF1 — par ces CAESAR.

L’Australie a récemment signé un contrat de près de 900 millions CAN pour acquérir 30 canons autopropulsés modernes.

Les artilleurs du 5e Régiment d’artillerie légère du Canada ne veulent pas se prononcer sur la nécessité d’améliorer leur arsenal. « C’est sûr que ces investissements passent mal dans l’opinion publique », murmure l’un d’eux. « Nous, ce qu’on peut faire, c’est être les meilleurs avec l’équipement qu’on a. »

Mais même s’ils ne sont peut-être pas parfaits, les M777 offerts par le Canada, les États-Unis et l’Australie servent en Ukraine. Ils sont largement utilisés s’il faut en croire les dizaines de vidéos de M777 sur les réseaux sociaux.

Le vrai test pour le M777 viendra bientôt et se mesurera en argent sonnant et trébuchant. Le fabricant BAE vient de laisser savoir qu’il serait prêt à relancer la chaîne de production de son obusier si certains États démontrent de l’intérêt.

À une question de La Presse, une porte-parole de la Défense nationale n’a pas voulu dire si le Canada était prêt à s’engager à acheter de nouveaux M777 pour remplacer ceux envoyés en Ukraine, mais ne l’a pas exclu non plus.

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Les artilleurs du 5 RALC des Forces armées canadiennes s’entraînent sur la base militaire de Valcartier. Ils utilisent les canons M777 howitzer, identiques à ceux offerts à l’Ukraine dans la guerre contre la Russie.

« Notre armée n’était pas prête »

L’invasion russe de l’Ukraine offre plusieurs leçons à l’armée canadienne. La première ? Elle n’est pas prête à faire face à un conflit armé moderne de haute intensité, estime l’ex-numéro un de l’armée de terre Andrew Leslie. Entretien avec cet ancien député libéral sous Justin Trudeau, désormais lobbyiste chez Bluesky Strategy Group.

Quelles leçons peut-on tirer du conflit ukrainien après 250 jours ?

La grande leçon pour nous avec l’Ukraine, c’est que notre armée n’était pas prête quand on en a eu le plus besoin. À l’exception de la Seconde Guerre mondiale, c’est le moment où on a eu le plus besoin de nos forces armées. Elles ne sont pas prêtes. On a des bateaux qui attendent d’être construits, des chasseurs qui n’ont pas été achetés, des systèmes de missiles que l’armée demande et il manque 10 000 soldats.

Les M777 sont-ils parfaits pour l’Ukraine ?

Non. C’est un canon très efficace. C’est un canon léger. Mais ce n’est pas la meilleure solution dans une guerre de moyenne à haute intensité comme en Ukraine. Parce que l’équipage n’a pas de protection blindée autour de lui, mais aussi parce que c’est remorqué par un gros camion. Les camions n’ont pas de protection contre des frappes ennemies.

La dernière fois qu’on a utilisé de l’artillerie, c’était en Afghanistan. On déplaçait les canons par hélicoptère par-dessus les montagnes et on les déposait à un endroit protégé par l’infanterie. Les canons n’avaient pas vraiment besoin d’être déplacés une fois mis en place. Nous ne faisions pas face à un ennemi moderne et conventionnel.

Le M777 n’est pas mauvais en Ukraine, mais les soldats courent un risque qui n’est pas nécessaire. Ça prend du temps à installer et à raccrocher au camion.

Pensez-vous que le Canada devrait se doter d’artillerie autopropulsée moderne ?

Oui, et l’Ukraine nous montre que le rôle de l’artillerie est aussi important que jamais. Dans le passé, il y a environ 20 ans, nous avions un canon tracté et un canon autopropulsé, et c’était pour répondre à une panoplie de situations. La même chose est nécessaire aujourd’hui. Nous avons besoin de canons autopropulsés, probablement de 18 à 24, nous avons besoin d’un système de missiles à longue portée comme le HIMARS, probablement de 12 à 14, et nous avons besoin des M777 pour différentes circonstances, comme le maintien de la paix, ou des missions comme en Afghanistan.

Ces achats vont demander d’importants investissements…

Certains tenants de l’apaisement n’aiment pas les armes et ne comprennent pas que pour fonctionner, la dissuasion doit reposer sur des capacités militaires qui vont convaincre vos ennemis potentiels de ne pas vous attaquer. Poutine a envahi l’Ukraine parce qu’il pensait pouvoir gagner. Des gens comme Mme Freeland [la ministre des Finances du Canada] ont tiré un dividende de la paix, ont pris de l’argent qui devait aller à la Défense et l’ont envoyé dans les programmes sociaux. D’accord, mais maintenant, il y a un prix à payer. Dans les dernières années, le ministère de la Défense nationale a remis en moyenne 2 milliards de dollars par année [(aux coffres publics]. Le gouvernement a annoncé plus d’argent pour la Défense dans le dernier budget. Mais même en tenant compte de cette hausse, le Canada ne va pas injecter 2 % de son PIB [produit intérieur brut] en dépenses militaires, soit la cible de l’OTAN.