Plusieurs commissaires chargés d’évaluer les dizaines de milliers de demandes d’asile présentées par les migrants entrés au Canada dans le secteur du chemin Roxham dénoncent « l’ingérence » de gestionnaires fédéraux qui leur dicteraient qui accepter et qui refuser au pays, alors qu’ils sont censés jouir de la pleine indépendance dans l’exercice de leurs fonctions, selon une missive interne obtenue par La Presse.

La région du Québec est un cas à part au sein de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR). L’antenne montréalaise de ce tribunal fédéral de l’immigration est particulièrement occupée en raison de l’afflux de demandeurs d’asile qui entrent au pays par le chemin Roxham, en Montérégie, une situation unique au Canada. Selon les données du Programme régional d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile, entre 1100 et 1450 personnes par mois ont dû être prises en charge dans la région de Montréal depuis le début de l’année après avoir demandé le statut de réfugié au Canada.

Chacun de ces cas doit être étudié individuellement par un commissaire, qui prend le temps d’analyser la preuve disponible et de déterminer si le demandeur a des raisons de craindre la persécution dans son pays d’origine en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques.

« Les commissaires rendent leurs décisions en toute indépendance », stipule le site de la Commission.

Les principaux intéressés ne sont toutefois pas tous d’accord.

Des décisions contraires à leur opinion réelle

Un récent sondage syndical mené à l’interne et dont nous avons pu consulter les résultats indique d’emblée que dans la région du Québec, 47 % des commissaires affirment qu’on a porté atteinte à leur indépendance au moins une fois, alors que 27 % ont même rendu au moins une fois une décision contraire à ce qu’ils pensaient vraiment, dans la division chargée d’entendre les demandes d’asile.

Dans un courriel daté du 5 octobre et envoyé à plusieurs cadres de la Commission, un représentant du syndicat des commissaires cite le cas d’un de ses collègues qui se serait fait dire par sa coordonnatrice que son dossier « devrait être une [décision] négative et c’est simple à faire ».

« [C’est] un cas typique que j’ai entendu à plusieurs reprises », indique le représentant du syndicat, Francis Chaput. « Il s’agit ici d’un commentaire d’une gestionnaire en position d’autorité […], en plein milieu du déroulement d’un dossier, sur la finalité de ce dossier », poursuit-il.

M. Chaput, lui-même commissaire chargé d’entendre des demandes d’asile, affirme dans son courriel que dans son milieu de travail, des collègues ont aussi évoqué des « commentaires voilés » de leurs supérieurs qui dictaient comment trancher un dossier.

« Selon moi, ainsi que ce que j’ai entendu de la part de plusieurs commissaires, ceci est perçu pour nous comme faisant partie d’une ingérence décisionnelle », déplore-t-il.

« Ce qui m’inquiète le plus, c’est que la gestion ne semble voir aucun problème avec ce genre de commentaires qui a un impact direct sur l’indépendance décisionnelle des commissaires », ajoute M. Chaput dans son message.

Suspendu de ses fonctions

Une source syndicale a confirmé à La Presse lundi que depuis la réalisation du sondage interne sur l’ingérence, la direction a organisé plusieurs formations pour tenter de juguler le problème. Mais plusieurs commissaires continuent de se sentir coincés.

J’ai obtenu le témoignage d’un commissaire qui a refusé de suivre une directive de sa coordonnatrice qui lui demandait de rendre une décision négative avant d’avoir entendu toute la preuve. Il a été suspendu.

MStéphane Handfield, avocat en droit de l’immigration et ancien commissaire

Selon lui, le commissaire suspendu n’avait pas voulu refuser l’asile à une diplomate d’un pays africain qui craignait d’être persécutée dans son pays en raison de son homosexualité.

« Le ministre doit intervenir pour faire la lumière sur ce qu’on peut appeler une situation de partialité institutionnelle à la section de la protection des réfugiés », affirme l’avocat.

En réponse aux questions de La Presse, la direction de la Commission a souligné lundi l’importance de l’indépendance des commissaires. Elle a toutefois laissé entendre que des retards ou des lacunes dans la qualité des décisions pouvaient parfois justifier certaines interventions de gestionnaires. « Les commissaires doivent rendre leurs décisions de manière indépendante et conformément aux normes de la CISR en matière de qualité et de respect des délais », affirme Mylene Estrada-del Rosario.

« Les commissaires coordonnateurs sont chargés de veiller à ce que les commissaires respectent ces normes sans ingérence indue, et ils reçoivent une formation approfondie sur l’exécution de cette tâche », dit-elle.

« La CISR a mis en place des processus, y compris un mécanisme de plainte auprès du bureau de l’Ombudsman, permettant au personnel de faire part de leurs préoccupations », souligne la porte-parole.

En savoir plus
  • 11 563
    Nombre de demandeurs d’asile pris en charge à Montréal en 2022 (à ce jour)