L’homme d’affaires use de stratagèmes « pour enfirouaper ses proies », selon ses partenaires d’affaires

Sur sa chaîne YouTube, Christian Bordeleau, alias The Real Estate Doctor, déborde d’assurance : « J’ai été à Harvard, j’ai été à LSE [London School of Economics], j’ai été à Oxford. Je ne connais personne […] qui a le genre de CV que moi j’ai, que j’apporte à l’immobilier », dit-il à son auditoire.

Le titulaire d’un doctorat en politiques publiques de l’Université Carleton, qui se dit « docteur en économie » et qui se décrit lui-même comme une « sommité académique » sur Facebook, ne lésine pas sur les séquences vidéo magnifiant son succès. Entre deux entraînements au gym, on le voit tantôt dans les rues de Gatineau à bord d’une flamboyante Mustang GT500 Shelby, tantôt aux commandes d’une moto BMW ou d’une pelle mécanique, expliquant l’art de l’immobilier.

En mars 2023, le château de cartes sur lequel le Real Estate Doctor a érigé cette spectaculaire réussite s’est effondré.

Ses partenaires d’affaires, s’estimant victimes de manœuvres frauduleuses qui auraient permis à Christian Bordeleau de leur subtiliser 1,7 million, ont obtenu une série d’injonctions ayant mené à la saisie de ses actifs et de son domicile de Chelsea. Les policiers présents ont trouvé dans un plafond suspendu du sous-sol une arme d’assaut, lit-on dans une déclaration sous serment de l’huissier au dossier. Cette découverte lui a valu une accusation criminelle d’entreposage négligent d’une arme à feu de marque Kriss Vector 9 mm.

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Huit hommes d’affaires se disent victimes à différents degrés de « manœuvres frauduleuses » de Christian Bordeleau. En bas, Joël Lavoie et Nikolaï Ray, de MREX, ainsi que Michel Labrie. En haut, Renaud Gouin-Labrosse, Alexandre Numainville, Denis Leclerc, Claude Hamel et Mathieu Leclerc.

Il fait aussi face à des accusations de harcèlement criminel contre une personne de son entourage, pour des faits qui seraient survenus dans les semaines suivantes. Il a plaidé non coupable dans les deux cas.

Aucune de ces causes n’a encore été entendue sur le fond par les tribunaux.

M. Bordeleau a refusé de nous accorder une entrevue. Il affirme par courriel que la saisie a été autorisée « sur la base d’affidavits mensongers ». « [Mes ex-partenaires] utilisent l’argent de mes entreprises pour m’asphyxier financièrement » afin de « récupérer mes actions en me mettant en faillite », soutient-il.

Un travail « exceptionnel et extrêmement utile »

L’explosion d’images tape-à-l’œil que Christian Bordeleau a publiées juste avant sa chute tranche avec son parcours universitaire feutré. En 2012, après avoir signé plusieurs textes d’opinion dans Le Devoir dénonçant la corruption et les failles éthiques au Québec, il a mis sur pied Intangible Gouvernance, une entreprise de consultation qui a créé la certification IGO 9002 en « éthique et bonne gouvernance municipale ». En pleine crise de confiance provoquée par les révélations de la commission Charbonneau, l’entreprise a connu un succès d’estime retentissant, remportant le Prix du public Gaz Métro du 14e Concours québécois en entrepreneuriat.

C’est dans la même période que Christian Bordeleau a approché l’ancien directeur de l’Unité anticollusion du gouvernement du Québec, Jacques Duchesneau, alors député de l’opposition avec la Coalition avenir Québec (CAQ), pour promouvoir sa certification éthique.

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Jacques Duchesneau, ancien directeur de l’Unité anticollusion du gouvernement du Québec et ancien député de la Coalition avenir Québec

C’était difficile de trouver un cadre de référence pour la lutte contre la corruption. Lui [Christian Bordeleau], il arrivait avec des idées, et il avait un produit.

Jacques Duchesneau, ancien directeur de l’Unité anticollusion du gouvernement du Québec

L’ancien chef de police de Montréal a signé quelques années plus tard une lettre de recommandation pour Christian Bordeleau, soulignant son travail « exceptionnel et extrêmement utile » dans l’élaboration d’un rapport sur les indicateurs de performance anticorruption pour l’Assemblée nationale.

« Je suis sous le choc ! », a réagi M. Duchesneau, lorsque La Presse lui a résumé les grandes lignes de ses mésaventures judiciaires.

En 2019, Christian Bordeleau s’est servi de cette lettre de recommandation pour décrocher un nouvel emploi de chef des finances chez MREX, un collège de formation pour les gestionnaires de parcs immobiliers.

Un gros train de vie

Il a alors commencé à investir dans différents projets immobiliers, et s’est vite targué sur les réseaux sociaux d’avoir fait exploser les revenus de MREX de « 600 % ».

Mais en février 2023, un rapport de la firme Quantum Juricomptable a conclu que Christian Bordeleau, qui avait « plein accès à la préparation des paies et des chèques pour payer les fournisseurs » à titre de chef des finances de MREX, s’étant versé personnellement et à ses entreprises plus de 1,3 million en paiements injustifiés, entre 2019 et 2022.

Le document souligne qu’il s’est également fait payer par l’entreprise quatre véhicules simultanément – deux Mustang, un Lincoln Aviator et une camionnette Ford F-250 – totalisant des paiements dépassant de 88 667 $ le montant qui lui était autorisé.

Le rapport juricomptable montre qu’il a aussi abondamment utilisé la carte de crédit Amex fournie par l’entreprise pour payer des dépenses personnelles, dont un abonnement au site de rencontre Seeking Arrangement à 99 $ US par mois, 16 000 $ de meubles, un vélo de montagne à 5166 $, et 2850 $ pour les frais de hockey d’un enfant.

La juricomptable de MREX qui a conclu à un détournement de fonds de 1,7 million se base sur la prémisse que M. Bordeleau a été embauché à un salaire de 104 000 $, plus dépenses, primes et voiture de fonction.

M. Bordeleau prétend qu’il a plutôt signé un contrat lui accordant un salaire annuel de 278 000 $, un écart qui représente à lui seul 1,1 million sur les 1,7 million. Il a déposé en preuve à cet effet une photo d’un « contrat d’emploi » prétendument signé par le PDG de MREX, Nikolaï Ray.

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Le PDG de MREX, Nikolaï Ray

Or, M. Ray et ses partenaires « plaident que ce document est un faux et que le président ne l’a jamais signé », a écrit la juge Judith Harvie, dans une décision intérimaire renouvelant l’ordonnance de saisie contre M. Bordeleau en mars 2023. « Il y a tout lieu de croire que Bordeleau et ses compagnies ont en leur possession des documents incriminants », ajoute la magistrate.

Un prête-plume pour écrire ses textes économiques

Le rapport juricomptable de MREX soutient que M. Bordeleau s’est également servi des fonds de l’entreprise pour payer un étudiant en finances, Emmanuel Gélinas-Desrosiers, pour qu’il écrive en son nom une vingtaine de textes sur l’économie sur le site Medium.

Joint par La Presse, M. Gélinas-Desrosiers affirme que M. Bordeleau lui commandait des textes avec une orientation politique assez claire, et qu’il se les attribuait en ne changeant que quelques mots à l’occasion. « Il me doit encore autour de 10 000 $ », affirme-t-il.

Les textes apparaissent sur une page intitulée « Dr Christian Bordeleau Ph. D. », mais M. Bordeleau soutient qu’ils ont été publiés « pour le compte de la marque et du marketing » de MREX.

CAPTURE D’ÉCRAN D’UNE PAGE FACEBOOK DE CHRISTIAN BORDELEAU

La page « Dr Christian Bordeleau Ph. D. »

« Il se vante dans ses capsules de The Real Estate Doctor qu’il a étudié à Harvard, Oxford et dans plein de grandes universités, mais ce qu’il ne dit pas, c’est que ce sont des microprogrammes en ligne qu’il a faits. C’est ça, sa méthode : il prend une information vraie, qu’il magnifie au maximum pour enfirouaper ses proies », affirme Joël Lavoie, un des actionnaires de MREX qui le poursuivent.

M. Bordeleau nous a transmis une déposition montrant qu’il a porté plainte pour harcèlement contre M. Lavoie à la police de la MRC des Collines-de-l’Outaouais.