Dans le cadre d’une audience très courue, la Cour suprême entendra aujourd’hui l’appel d’une coalition de médias et du Procureur général du Québec, qui veulent lever le voile sur certains détails d’un mystérieux procès criminel secret dont l’existence a été révélée l’an dernier. Dans la foulée d’une série de reportages de La Presse, une douzaine d’intervenants de partout au pays, dont des gouvernements provinciaux, ont demandé à s’exprimer devant la cour.

L’an dernier, la Cour d’appel du Québec avait annulé la condamnation d’un informateur de police jugé dans le cadre de ce qu’elle qualifiait de « procès secret ». Le nom du juge, des avocats, du corps de police impliqué, le crime reproché, la sentence réclamée, la façon dont l’accusé aurait pu purger sa peine : tout avait été caché au public. L’affaire n’aurait même pas été inscrite dans le registre des dossiers de la cour et les témoins auraient été interrogés à l’extérieur du tribunal, selon la Cour d’appel, qui avait décrié une façon de faire « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ».

La Presse avait été le premier média à écrire sur le sujet, puis à révéler dans le cadre de reportages subséquents que ce procès avait été piloté par le Service des poursuites pénales du Canada, la Couronne fédérale, à la suite d’une enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

Les deux organismes fédéraux auraient procédé de façon hors norme en territoire québécois sans que les juges en chef, le Barreau du Québec, le ministre de la Justice du Québec et le Conseil de la magistrature ne puissent s’assurer d’un respect minimal des normes démocratiques.

Grâce à des documents obtenus par la Loi sur l’accès à l’information, nous avions aussi pu révéler que le ministre de la Justice du Canada à l’époque, David Lametti, avait été en contact étroit avec la patronne des procureurs de la Couronne à ce sujet. M. Lametti avait d’ailleurs refusé de dire si d’autres Canadiens avaient été jugés en dehors du système de justice pendant son mandat.

Positions opposées

Plusieurs organisations journalistiques, dont La Presse, CBC/Radio-Canada, Québecor, les quotidiens de la Coopérative nationale de l’information indépendante et l’agence La Presse Canadienne demanderont ce matin à la Cour suprême de fixer des balises minimales pour protéger le caractère public de la justice, même lorsque l’identité d’un accusé doit être gardée secrète. Les médias sont représentés par Me Christian Leblanc, Me Patricia Hénault et Me Isabelle Kalar, du cabinet Fasken.

Les appelants suggèrent que les médias et d’autres groupes représentant l’intérêt public puissent faire des représentations pour limiter les atteintes à la publicité des débats, lorsque les autorités demandent des mesures exceptionnelles de confidentialité. Ils demandent finalement que le dossier soit renvoyé devant le tribunal de première instance pour que celui-ci corrige la situation à la lumière des nouveaux principes directeurs de la Cour suprême.

Le Procureur général du Québec emprunte, de son côté, une autre avenue pour contester le secret imposé dans cette affaire : ses avocats Me Pierre-Luc Beauchesne et Me Simon-Pierre Lavoie demandent directement à la Cour d’appel du Québec de desceller partiellement sa propre copie du dossier et de rendre publiques certaines informations qui peuvent l’être sans compromettre la sécurité de l’informateur de police.

« Un descellement partiel du dossier de la Cour d’appel, même si celui-ci était lourdement caviardé, est nécessaire afin de donner un caractère tangible et une matérialité à la présente affaire, et ce, dans le contexte où aucune trace du procès de première instance n’existe », écrivent-ils dans leur mémoire.

Le Service des poursuites pénales du Canada et l’informateur de police impliqué dans cette affaire ont soumis des arguments communs et comptent demander à la Cour suprême de rejeter toute demande qui ferait circuler de nouvelles informations sur la cause et provoquerait, selon eux, « une dilution de la protection accordée aux indicateurs » qui risquent leur sécurité personnelle en acceptant de travailler pour la police.

Même si les médias ne réclament pas de connaître l’identité de l’informateur, le fait de divulguer le nom du juge, des avocats impliqués ou du crime reproché risquerait de compromettre la sécurité de l’informateur en raison de « l’effet mosaïque », plaident-ils.

Selon eux, des « bribes d’informations » tirées de sources variées, « bien qu’anodines et inoffensives en apparence », peuvent être reliées pour créer « un portrait permettant de cibler un indicateur ou un bassin restreint de personnes pouvant être un indicateur », indiquent-ils dans leur mémoire.

« Vu les circonstances des présentes, il s’avère impossible de créer une trace ou de renvoyer l’affaire aux instances inférieures, sans divulguer de renseignements sensibles. […] Les ordonnances de confidentialité doivent conséquemment demeurer dans leur intégralité. Le privilège de l’indicateur n’exige rien de moins », précise leur document.

Nombreux intervenants

Parmi la douzaine d’intervenants externes qui ont demandé à s’adresser à la Cour suprême lors de l’audience de mardi, les gouvernements de l’Alberta et de l’Ontario, à travers leurs procureurs généraux, ont annoncé qu’ils s’opposaient à tout changement qui réduirait la marge de manœuvre des tribunaux pour protéger les secrets entourant les informateurs de police. Le procureur général de la Colombie-Britannique avait initialement annoncé qu’il ferait des représentations similaires, mais il s’est désisté en septembre et n’interviendra donc pas.

Parmi les intervenants qui comptent plaider en faveur de la transparence et de la publicité des débats, on retrouve le Barreau du Québec, l’Association canadienne des libertés civiles, la Société des plaideurs et les influentes associations des avocats et avocates de la défense du Québec et de Montréal-Laval-Longueuil.

« L’arrêt qui sera rendu entraînera inévitablement des répercussions partout au Canada et touchera directement le rôle des avocats agissant dans ces dossiers au Québec de même que la confiance du public dans l’administration de la justice », mentionne le Barreau du Québec dans son mémoire.

« Selon le Barreau, il est impératif qu’un dossier criminel ne procède pas hors du système de justice », poursuit l’organisme.

L’histoire jusqu’ici 

25 mars 2022

La Presse rapporte que la Cour d’appel a annulé la condamnation d’un informateur de police jugé lors d’un procès secret pour un crime inconnu.

30 mars 2022

Le ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, annonce avoir parlé avec les juges en chef pour qu’une telle affaire ne se reproduise plus. Il mandate les avocats du gouvernement pour entamer des procédures afin de lever le voile sur certains détails du dossier.

30 mars 2022

Grâce à des sources confidentielles, La Presse révèle que le procès secret découle d’une enquête de la GRC et qu’il a été piloté par le Service des poursuites pénales du Canada, la Couronne fédérale.

31 mars 2022

L’ancien patron des procureurs de la Couronne impliqués dans le dossier, Me André Albert Morin, affirme ne jamais avoir autorisé un procès secret. Peu après, il sera élu député du Parti libéral du Québec.

20 juillet 2022

La Cour d’appel du Québec, qui a dénoncé la tenue du procès secret et annulé la condamnation de l’accusé, rejette une demande des médias et du Procureur général du Québec afin de rendre publics certains détails de l’affaire tout en protégeant l’identité de l’informateur de police.

16 mars 2023

La Cour suprême du Canada accepte d’entendre les requêtes des médias et du procureur général du Québec pour lever une partie du secret entourant l’affaire.

11 septembre 2023

Dans une poursuite déposée en Cour supérieure du Québec, la personne jugée lors du procès secret réclame 5,7 millions en dommages aux autorités fédérales qui ont « détruit irrémédiablement sa vie » et lui ont fait perdre des millions de dollars, selon elle.