La fermeture partielle du pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine placera sans doute certaines personnes face à un choix difficile : conserver son emploi sur l’île au risque de passer des heures au volant de sa voiture chaque jour ou démissionner. Les solutions de rechange à l’auto solo ne conviennent pas à tous, comme l’expliquent des automobilistes à La Presse.

« On doit choisir »

Jeudi matin, à l’aube. Peu avant l’entrée du pont-tunnel, une voiture en feu entraîne la fermeture d’une voie de l’autoroute en direction de Montréal. À 6 h 30, le feu est éteint, mais le mal est fait. Au volant de sa voiture, Ken Thériault secoue la tête en pensant aux trois prochaines années qu’il devra passer sur cette route qu’il emprunte matin et soir pour aller travailler.

Non, se dit-il, ça ne fonctionnera pas. Une heure trente plus tard, Ken Thériault, parti de McMasterville vers 6 h du matin, arrive à l’école où il enseigne, dans Montréal-Nord. Et il annonce sa démission.

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE

Ken Thériault et Véronique Côté, de McMasterville

« Je ne veux pas partir si tôt le matin et rentrer si tard le soir que je ne verrai plus mes enfants », dit le technicien en éducation spécialisée, père de quatre enfants. Le pire dans son cas, c’est le retour à la maison après la fin des cours. « Ça me prend déjà 1 heure 30 pour faire la route du retour, et j’estime que ça en prendra désormais plus que le double », dit-il. C’est trop pour lui. « J’ai choisi de travailler dans une école pour justement pouvoir avoir une flexibilité d’horaire qui me permette de voir ma famille durant la semaine. »

En démissionnant de son poste à l’école rattachée au centre de services scolaire de la Pointe-de-l’Île, Ken Thériault renonce à toute l’ancienneté et aux avantages qu’il avait accumulés. « Il recommence vraiment à zéro, sur la liste des remplaçants », dit sa conjointe Véronique Côté. Elle l’appuie dans sa décision, même si celle-ci pourrait avoir d’importantes répercussions sur leurs revenus. « Si son nouvel employeur ne peut lui offrir que 25 heures par semaine, ça fera 10 heures de salaire de moins », dit-elle.

On doit choisir entre la stabilité d’emploi ou la qualité de vie. Mais pour moi, passer quatre ou cinq heures par jour dans son auto, ce n’est pas une qualité de vie.

Véronique Côté

Se déplacer en transports en commun est difficilement envisageable dans leur cas. Le premier départ du train de banlieue, qui passe tout près de la maison, est trop tard pour que l’éducateur arrive en classe avant que la cloche sonne. Les autres trajets en autobus et métro prendraient plus de deux heures.

Craintes de départs massifs

Ken Thériault n’est probablement pas le seul à réfléchir à son avenir professionnel ces jours-ci. La fermeture partielle du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine suscite des craintes et beaucoup d’anxiété dans plusieurs domaines d’emploi. En éducation et en santé, beaucoup craignent des départs massifs d’employés habitant la Rive-Sud. Partout, le mot d’ordre est le même : adaptez-vous à vos salariés.

« Est-ce que je vais faire 1 heure 15 pour me rendre au travail ? De moins en moins de gens vont dire oui à ça. Ce mouvement, on le voit très clairement en ce moment », confie la présidente de l’Association montréalaise des directions d’établissement scolaire, Kathleen Legault.

Ces derniers jours, croit-elle, de nombreux enseignants ont fait le constat que la congestion appréhendée entre la Rive-Sud et Montréal était la goutte de trop. « Un prof qui en est à sa dernière année, et qui ne veut pas vivre l’enfer, va aller finir sa carrière à l’extérieur de l’île. C’est un exemple récurrent », dit-elle.

Le plus inquiétant, dit Mme Legault, est qu’il y a encore « beaucoup de flou sur la gestion de la fermeture du tunnel ».

Quand on entend les politiciens dire qu’ils verront avec le temps si les mesures sont suffisantes, on est en droit de se demander si on va être capable d’obtenir un équilibre famille-travail.

Kathleen Legault, présidente de l’Association montréalaise des directions d’établissement scolaire

À l’Alliance des professeurs de Montréal, on s’attend aussi à des mouvements de personnel importants. Sa présidente, Catherine Beauvais St-Pierre, appelle les grands employeurs comme le centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) à adopter une « gestion plus humaine ». « On a besoin d’une plus grande ouverture au télétravail pour toutes les tâches qu’on fait sans élèves. Certains profs veulent aussi quitter plus tôt le travail, quand c’est possible, pour éviter une portion du trafic. Ça serait un baume qui éviterait des départs », poursuit Mme Beauvais.

Le porte-parole du CSSDM, Alain Perron, assure que « le télétravail est déjà une stratégie de choix afin de retenir le personnel ». Mais il rappelle que « ce mode d’organisation du travail n’est pas adapté à tous les corps d’emploi », la plupart œuvrant en service direct à l’élève. « Nous sommes toutefois sensibles à la réalité des employés touchés par les divers travaux routiers. Nous gérons le mode de travail de façon souple lorsqu’il est réalisable », ajoute-t-il.

Une situation qui fait « déborder le vase »

Au CIUSSS de l’Est-de-l’Île-de-Montréal, le président du syndicat des infirmières affilié à la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ), Denis Cloutier, craint aussi le pire. « On s’attend à un nombre significatif de départs. Beaucoup nous laissent entendre qu’elles attendent juste la fin de leur contrat pour partir. Près du quart de notre monde habite sur la Rive-Sud », fait-il remarquer, en ajoutant que la fermeture partielle du pont-tunnel « fait tout simplement déborder le vase ».

M. Cloutier rappelle que le quotidien d’une infirmière ne permet pas toujours d’emprunter le transport collectif.

Une infirmière qui travaille à Maisonneuve-Rosemont, elle sait à quelle heure elle commence, mais elle ne sait pas quand elle finit. À 16 h, c’est facile de prendre le bus ou le métro, mais à minuit, l’offre de service est vraiment déficiente. Délaisser la voiture, ce n’est pas toujours possible.

Denis Cloutier, président du syndicat des infirmières affilié à la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec

L’angoisse liée à la fermeture du tunnel est aussi répandue dans plusieurs grandes entreprises, comme Hydro-Québec, qui promet de tout faire pour s’ajuster. « On ne s’en va pas vers le télétravail à 100 %, mais on encourage vraiment nos gestionnaires à avoir des discussions avec leurs équipes, à être à l’écoute des besoins », illustre la porte-parole de la société d’État, Caroline Desrosiers.

La Ville de Montréal, l’un des plus gros employeurs de la métropole, promet aussi de faire preuve de flexibilité, mais pour certains types d’emploi, le télétravail n’est tout simplement pas une option. « On peut penser à nos cols bleus, nos policiers, nos pompiers, par exemple. On souhaite surtout envoyer un message à nos employés d’utiliser autant que possible le transport collectif », affirme l’attachée de presse Marikym Gaudreault.

Le modèle hybride est actuellement en vigueur à la Ville [de Montréal] pour les employés qui peuvent. Il faut dire aussi que 50 % de nos employés sont des gens qui ne peuvent pas travailler à distance.

Marikym Gaudreault, attachée de presse au cabinet de la mairesse

« Ça fait des mois que les exilés de la Rive-Sud, comme je nous surnomme, crient à l’aide, dit Véronique Côté. Et personne ne nous écoute ou ne veut nous écouter au gouvernement. On nous dit seulement que c’est aux gens de s’adapter, de s’organiser autrement. » Pour sa part, la famille a fait son choix : il y aura bientôt une voiture de moins chaque matin sur l’autoroute 20 vers Montréal. Celle de Ken Thériault.

Au volant malgré eux

À partir de ce lundi, ils s’attendent au pire lorsque viendra le temps de traverser le fleuve. Mais les options, lorsqu’elles sont possibles, ne sont pas particulièrement réjouissantes. Portraits.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Emily Fleming Dubuc, de Tétreaultville, doit se rendre au campus de Varennes du cégep Sorel-Tracy pour suivre ses cours.

Emily Fleming Dubuc : résidante de Montréal et étudiante à Varennes

En mai dernier, la jeune mère de famille a commencé des études pour devenir agente correctionnelle. Les cours se donnent au campus de Varennes du cégep Sorel-Tracy. « Le matin, je pars de chez nous à 7 h et je vais porter mes enfants à la garderie et au service de garde de l’école. Mes cours à Varennes commencent à 8 h 30. » Le trajet entre son logement de Tétreaultville et le campus de Varennes prend normalement 25 minutes. Mais ces derniers temps, la durée du transport s’est allongée à 30-40 minutes « Quand j’ai commencé le programme, j’ai pensé à déménager à Sorel. Mais les logements ne sont pas plus abordables que celui que j’ai à Montréal », dit-elle. À partir de lundi, c’est le père des enfants qui s’occupera de la routine du matin pour qu’elle puisse partir à 6 h 30. « Si ça prend une heure et demie, ça va encore. Mais si c’est pour prendre deux heures, trois heures… Alors dans ce cas, je vais terminer ma session et abandonner mon programme d’études. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Jean-Philippe Tremblay, de Tétreaultville, doit se rendre sur la Rive-Sud pour aller conduire son fils Cédric à l’école.

Jean-Philippe Tremblay : résidant de Montréal et papa d’un garçon à Longueuil

Quand il a acheté sa maison dans le quartier Tétreaultville, Jean-Philippe Tremblay s’était dit qu’il avait trouvé l’emplacement idéal entre son travail à Montréal et l’école primaire que fréquente son fils à Longueuil. « Avant le début des travaux, ça me prenait 20 minutes pour me rendre à l’école », dit le père qui assume la garde partagée de son fils avec la mère de celui-ci, qui vit à Longueuil. Mais déjà, la durée du transport a doublé cet automne en raison de tous les détours imposés par des chantiers sur la portion montréalaise. Le transport en commun lui permettrait de compléter le trajet Montréal-Longueuil en une heure. « Ça me ferait quand même quatre heures de transport par jour et deux heures pour lui. » Les autres options — changer d’emploi, déménager ou, pire, abandonner la garde partagée – sont pour l’instant hors de question. « Je suis découragé, j’ai l’impression que beaucoup d’options sont laissées sur la table. Bannir l’auto solo n’est pas une mauvaise idée, même si ça me pénaliserait dans un des deux sens. Mais il faudrait interdire le transport des marchandises à l’heure de pointe, comme ça se fait à New York. » Lundi, père et fils partiront une heure à l’avance pour être certains d’arriver à 8 h 30 à l’école.

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Martin Rivest, de Repentigny, doit se rendre à Varennes deux fois par semaine pour le travail.

Martin Rivest : résidant de Repentigny et employé à Varennes

Si proche et si loin à la fois… Repentigny et Varennes, qui se font face sur les deux rives du fleuve, sont à moins de 6 km à vol d’oiseau. Mais pour se rendre de son domicile sur la rive nord jusqu’aux bureaux d’Hydro-Québec où il travaille sur la rive sud, Martin Rivest doit parcourir une bonne trentaine de kilomètres en passant par le pont-tunnel. « Jusqu’ici, ça me prend une heure de transport, ce qui est encore acceptable pour moi, dit ce chargé de projets. J’ai regardé pour le transport en commun, mais c’est une affaire de trois heures en autobus et métro… » Il se trouve chanceux dans la mesure où il peut télétravailler une bonne partie de la semaine et qu’il bénéficie d’une certaine flexibilité quant à l’heure d’arrivée au bureau. Ce qui n’est pas le cas de sa conjointe, qui travaille pour les centres jeunesse de la Montérégie. Celle-ci a besoin tous les jours de sa voiture pour se déplacer entre les milieux de vie, les centres de réadaptation, les tribunaux… « Pour elle, les conséquences des travaux, ça joue énormément sur son moral… »

Ce que nos lecteurs en disent

Vous avez été nombreux à répondre à notre appel à tous lancé le 27 octobre. Extraits.

Je travaille depuis 14 ans dans le quartier des Promenades Saint-Bruno, deux jours par semaine de 9 h à 18 h. Je demeure à Montréal, à 2 km du pont Jacques-Cartier. J’adorerais faire du covoiturage, mais je suis la seule au magasin qui réside à Montréal… Et je ne peux pas me rendre en transport en commun, ça me prendrait plus de deux heures. J’adore mon travail. J’ai 77 ans et je veux continuer à travailler tant et aussi longtemps que ma santé va me le permettre. Quelle solution s’offre à moi ?

Josiane Pichette

Depuis bientôt un an, je vis à Boucherville, près de Varennes. Je travaille au centre-ville, à 20 kilomètres de vélo sur un parcours sécuritaire et magnifique qui longe le fleuve pour m’amener au pont Jacques-Cartier. Nous disposons, sur les lieux de travail, d’excellentes installations pour ranger les vélos et prendre une bonne douche. À 53 ans, j’ai un peu moins de courage pour m’élancer cet hiver. Mais il est certain que si les municipalités responsables s’engageaient à entretenir la piste cyclable et l’accès au pont (lequel sera dégagé pour les cyclistes), j’en profiterais le plus possible. Je n’ai entendu aucune nouvelle à ce sujet. Rien.

Sébastien Lamarre

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Plusieurs lignes d’autobus relient les stationnements incitatifs sur la Rive-Sud à la station de métro Radisson.

Des solutions pour les automobilistes

Les travaux au pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine se mettent en branle ce lundi. Un tube entier du tunnel sera fermé jusqu’en novembre 2025, mais des solutions de rechange ont été mises en place pour les automobilistes.

Une voie réservée aux autobus, aux taxis et au covoiturage est proposée sur l’autoroute 20 en direction de Montréal. Elle est accessible aux voitures avec trois occupants et plus. Les autobus peuvent également circuler sur l’accotement de l’autoroute 20 dans la même direction.

Cinq stationnements incitatifs gratuits comptant plus de 2400 espaces sont mis à la disposition des automobilistes à Boucherville, Sainte-Julie et Belœil.

L’offre de transport en commun a été bonifiée. Les lignes 520, 521 et 532 d’exo de même que les lignes 61 et 461 du Réseau de transport de Longueuil (RTL), qui font le trajet entre ces stationnements incitatifs et la station de métro Radisson, sont accessibles gratuitement depuis le 17 octobre et vont le demeurer pour la durée des travaux.

Des quais temporaires ont été aménagés à la station Radisson pour accueillir les usagers, qui profitent aussi de titres de transport offerts pour poursuivre leur itinéraire gratuitement jusqu’au 27 novembre.

Services bonifiés

Des départs ont été ajoutés sur de nombreuses autres lignes d’autobus des secteurs de Boucherville, Longueuil, la Vallée-du-Richelieu et Terrebonne.

Un train supplémentaire a été ajouté en tout temps, de 6 h à 22 h 30, sur la ligne jaune du métro.

Des services de navette fluviale sont également offerts. Toutefois, la navette entre le quai municipal de Boucherville et le Vieux-Port de Montréal est terminée pour la saison. Celle qui relie le quai municipal de Boucherville et le parc de la Promenade-Bellerive, dans l’est de Montréal, pourrait demeurer en activité jusqu’en décembre, si les conditions le permettent.

Consultez les mesures d’atténuation sur le site du gouvernement du Québec

Appel à tous

La fermeture du pont-tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine ralentit vos déplacements ? Nous aimerions savoir combien de temps ont pris vos déplacements quotidiens.

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