(Québec) Dans un avis dévastateur que La Presse a obtenu, l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) conclut que d’autres options que le REM de l’Est doivent être envisagées tant ce nouveau tronçon du train électrique comporte d’inconvénients. La Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) abandonnera son projet à moins que l’ARTM change de position.

« La Caisse ne décidera pas seule si le projet va de l’avant ou non. La Ville de Montréal et l’ARTM vont devoir appuyer le projet pour que celui-ci se fasse », affirme sans détour Jean-Vincent Lacroix, directeur des communications de CDPQ Infra, filiale de la Caisse responsable du réseau de train automatisé.

Le gouvernement Legault est catastrophé par l’avis que l’ARTM lui a transmis jeudi. « Le rapport m’étonne, et on pense que l’ARTM doit refaire ses devoirs », soutient la ministre déléguée aux Transports et responsable de la Métropole, Chantal Rouleau. Pour la députée de Pointe-aux-Trembles, dans l’est de Montréal, « le projet va de l’avant » malgré tout.

L’ARTM est l’organisme qui, depuis 2017, planifie le transport collectif dans la grande région de Montréal. Elle présente son « avis à l’attention du gouvernement du Québec » comme « une évaluation du projet de référence du REM de l’Est qui sera ajustée à la lumière de l’évolution du projet et des informations qui seront transmises par CDPQ Infra au cours des prochains mois. La version définitive de l’avis sera acheminée au gouvernement à la suite de ce processus ».

Or, dans le « document de travail » de 84 pages, elle dresse six constats principaux, dont un seul peut être qualifié de positif, à savoir « l’investissement d’envergure en transport collectif » qui est mis sur la table.

Dévoilée en 2020, la « phase 2 » du Réseau express métropolitain (REM) compte 22 stations et s’étend sur 32 km du centre-ville vers l’est de l’île, avec une antenne menant à Pointe-aux-Trembles et, vers le nord-est, une antenne se dirigeant au cégep Marie-Victorin. Sa mise en service est prévue en 2029.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Tronçon visé par l’avis de l’Autorité régionale de transport métropolitain

Avec son coût estimé à 10 milliards de dollars, il s’agit du plus important projet de transport collectif de l’histoire du Québec.

De l’avis de l’ARTM, on pourrait faire mieux avec cet argent.

« Le projet, essentiellement axé vers le centre-ville, apporte une réponse partielle aux besoins en déplacements actuels et futurs des secteurs de l’est de Montréal et de la couronne nord-est », conclut-elle. Or, « seulement 12 % des déplacements en provenance des secteurs desservis par le projet du REM de l’Est se destinent au centre-ville ».

Ses estimations s’appuient sur l’enquête Origine Destination de 2013 et tiennent compte des déplacements prévus en période de pointe du matin d’un jour moyen d’automne de 2031, sur la base des prévisions sociodémographiques du ministère des Transports.

L’ARTM croit que « l’achalandage prévu est peu élevé par rapport à la capacité potentielle du mode retenu ».

Selon ses estimations, en période de pointe, le REM de l’Est transporterait 36 850 passagers. Environ « 94 % de cet achalandage, soit 34 750 usagers, proviendrait, en période de pointe du matin, d’un transfert des services existants de transport collectif vers le REM de l’Est ». Et « près des deux tiers (64 %) des usagers du REM de l’Est utilisent déjà, en période de pointe, le métro, un mode performant de grande capacité », précise l’ARTM.

Le projet entraînerait ainsi « un gain limité de nouvelles clientèles pour le transport collectif ». Toujours à l’heure de pointe du matin, « le projet n’attirerait que 2100 automobilistes vers le transport collectif, soit 6 % de l’achalandage du REM de l’Est ».

« Concurrence » et « redondance »

Autre constat négatif : le REM de l’Est provoque « une concurrence et une redondance avec deux importants services du réseau structurant existants de transport collectif disposant de capacité résiduelle à l’horizon 2031 ».

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’implantation du REM de l’Est entraînerait pour la ligne verte du métro « une perte nette de 15 000 passagers », selon l’ARTM.

L’ARTM calcule que « la ligne verte du métro subirait une perte nette de 15 000 passagers qui basculeraient vers le tronçon Notre-Dame/René-Lévesque du projet du REM de l’Est, en période de pointe du matin ». Ce serait une diminution de 26 % de l’achalandage de cette ligne de métro dans la portion qui serait en concurrence avec le train de la Caisse, entre les stations Honoré-Beaugrand et McGill.

Cette proportion de 15 000 usagers représente 41 % de l’achalandage du REM de l’Est, en pointe du matin.

L’Autorité régionale de transport métropolitain, dans son avis

De son côté, le train de Mascouche perdrait 75 % de sa fréquentation dans sa portion dans l’île de Montréal. L’ARTM croit en effet que 2700 passagers utiliseraient le REM de l’Est à partir de la station prévue de Pointe-aux-Trembles pour atteindre le centre-ville plutôt que de demeurer dans le train.

L’ARTM relève également le « défi d’insertion urbaine » que représentent les structures aériennes du REM de l’Est. On est en attente des recommandations du comité d’experts sur l’intégration architecturale et urbaine de ces composantes du projet, rappelle-t-elle.

Enfin, l’ARTM croit que le REM de l’Est aurait « un impact important sur l’équilibre financier du système de transport collectif de la région métropolitaine ». Elle anticipe « une augmentation importante des déficits financiers du métro et du train suivant le transfert des usagers vers le REM de l’Est ». Elle toucherait Montréal et les municipalités de la couronne nord, « où la viabilité du train de Mascouche serait fortement affectée ».

« Peu d’économies »

Selon l’évaluation de l’ARTM, si l’on comptabilise les revenus et les charges additionnelles anticipés pour la mise en service du REM de l’Est, il y aurait un coût net pour les municipalités de 98 millions de dollars par année. Et le gouvernement aurait à verser à l’ARTM « une aide additionnelle de 156 millions » annuellement, toujours selon l’avis.

« Peu d’économies » sont anticipées quant aux coûts d’exploitation des services actuels de transport.

Pour toutes ces raisons, l’ARTM croit que d’autres options que le REM doivent être étudiées, une opinion qui compromet le projet de la Caisse. « Compte tenu des investissements majeurs requis pour la mise en place du projet de référence, évalués à 10 milliards de dollars, les constats qui précèdent montrent la nécessité d’envisager des options qui, à budget égal ou moindre, permettraient :

  • une meilleure adéquation entre les besoins de déplacement, les milieux urbains traversés, le mode proposé et les coûts d’investissement ;
  • un projet en complémentarité plutôt qu’en concurrence avec les services existants du réseau structurant de transport collectif déjà en place dans le secteur Montréal-centre ainsi que vers certains secteurs de l’est de Montréal ;
  • l’insertion d’un projet de transport collectif qui s’inscrirait de manière plus harmonieuse au contexte urbain et architectural des secteurs traversés, dans une perspective de développement durable ».

Comme « l’impact de la pandémie de COVID-19 sur l’activité socio-économique et la mobilité des personnes crée une certaine incertitude à moyen et long terme », il faudra « évaluer les projets en fonction de l’ampleur et de la nature des besoins en déplacement en transport collectif en général et, particulièrement, vers le centre-ville », ajoute l’ARTM.

Les autres options « pourraient être examinées par l’ARTM » afin de tenir compte de leur incidence sur le réseau existant, peut-on lire dans le document.

La Caisse va répliquer

CDPQ Infra dit n’avoir été « aucunement inclus dans le processus de préparation et de rédaction du rapport » de l’ARTM alors qu’elle « travaille beaucoup » avec cet organisme et le « rencontre sur une base régulière ».

On a été avisé jeudi. On va prendre le temps de répondre à chacun des éléments, point par point.

Jean-Vincent Lacroix, directeur des communications de CDPQ Infra

Le REM de l’Est sera abandonné si l’ARTM ne se ravise pas. Son appui est nécessaire pour aller de l’avant, comme celui de la Ville de Montréal, insiste le directeur des communications de CDPQ Infra.

Le PDG de la Caisse de dépôt, Charles Emond, a rencontré la mairesse Valérie Plante vendredi. Après la rencontre, la Caisse ne pouvait conclure que Mme Plante donnait son appui au projet.

La mairesse siège au conseil d’administration de l’ARTM, qui est présidé par Pierre Schedleur, ancien PDG de la Société générale de financement (organisme fusionné avec Investissement Québec en 2010). Le directeur général de l’ARTM est Benoît Gendron, qui a fait carrière pendant plus de 30 ans à la Société de transport de Montréal.

Incomplet et pas crédible, selon Rouleau

Selon le gouvernement Legault, l’ARTM fait fausse route et outrepasse son mandat. « La Caisse n’a rien à répondre à cet avis », lance la ministre Chantal Rouleau, rappelant que l’ARTM a décidé de produire le document sans que le gouvernement lui ait demandé quoi que ce soit.

Selon elle, « on ne peut dénigrer un projet visionnaire qui vient transformer la mobilité est-ouest et nord-sud » dans la métropole.

« Je ne comprends pas le pourquoi de cet avis-là. Ils vont à l’encontre même du principe de cette organisation qui est de se concentrer sur comment assurer la meilleure mobilité et le meilleur service à la population en se rabattant sur le réseau structurant qui est le métro et le REM », affirme-t-elle. L’ARTM dit pourtant se prononcer sur le projet « en conformité avec [sa] mission de planification du transport collectif ».

Son avis est « un document de travail très incomplet » aux yeux de la ministre. Il ne tient pas compte du développement économique – résidentiel et autres – que provoquera l’arrivée du REM dans l’Est, soutient-elle.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Chantal Rouleau, ministre déléguée aux Transports et responsable de la Métropole

On omet des aspects essentiels du projet, notamment tout l’aspect de développement, de revitalisation d’un territoire qui est lourdement hypothéqué et ignoré pendant si longtemps.

Chantal Rouleau, ministre déléguée aux Transports et responsable de la Métropole

Elle reproche à l’ARTM de s’appuyer entre autres sur une enquête Origine Destination qui date de 2013. « Si la base était honnête, je comprendrais, mais c’est basé sur des chiffres caducs. Ce n’est pas crédible […]. Il y a trop d’éléments qui sont biaisés », lance-t-elle. Le gouvernement demande ainsi à l’ARTM de « refaire ses devoirs » et soutient que le REM de l’Est va se concrétiser.

Le premier ministre François Legault s’est engagé en campagne électorale à réaliser un projet de transport collectif pour l’est de l’île de Montréal. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, il a demandé à la Caisse d’étudier la question et de lui faire des propositions, ce qui a amené cette dernière à présenter une phase 2 du REM en 2020.

Ce n’est pas le premier différend de Québec avec l’organisme. L’an dernier, le gouvernement a refusé le plan stratégique déposé par l’ARTM. Il lui a demandé de faire une « priorisation » dans une liste de projets totalisant 57 milliards de dollars et d’établir un « cadre financier » plus précis.

Avec la collaboration de Denis Lessard, La Presse