Les graffitis pullulent à Montréal. Ils sont même plus nombreux depuis le début de la pandémie. Que fait la Ville pour combattre ce fléau qui, pour beaucoup, alimente un sentiment d’insécurité ? Elle s’en remet aux arrondissements qui, dans certains cas, consacrent des centaines de milliers de dollars pour tenter de s’en débarrasser avec plus ou moins de succès. La bataille est-elle perdue ?

Une bataille perdue ?

PHOTO ARIANNE BERGERON, COLLABORATION SPÉCIALE

Les graffitis défigurent le paysage montréalais, et tout semble indiquer que ça empire. Dans le centre-ville, des commerces fermés couverts de tags témoignent d’un certain laisser-aller. Dans le Mile End, la rue Bernard en est couverte. Plus loin, le pont Van Horne en est entièrement tapissé. On en voit dans de nombreux quartiers, sur des immeubles, l’échangeur Turcot, mais aussi des vitres, du mobilier urbain, des chantiers de construction, des camions ou des conteneurs…

« Il n’y a pas de statistiques sur les graffitis, mais on remarque une explosion, une augmentation importante », affirme Glenn Castanheira, directeur général de Montréal centre-ville, société de développement commercial.

Depuis la pandémie, plusieurs arrondissements, dont Ville-Marie, Le Plateau-Mont-Royal, Le Sud-Ouest et LaSalle, observent le même phénomène, tout comme des acteurs de la scène artistique et touristique.

« Moi, je trouve qu’il y en a plus, c’est sûr », lance Elizabeth-Ann Doyle, cofondatrice de l’organisme de bienfaisance MU, qui réalise des œuvres murales à Montréal depuis 15 ans. « C’est clair que je le remarque. J’habite dans le Plateau. »

« C’est la vacance qui appelle à ce genre d’actes », ajoute Taïka Baillargeon, directrice adjointe aux politiques chez Héritage Montréal.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, COLLABORATION SPÉCIALE

Des commerces vacants rue Sainte-Catherine, entre McGill College et Robert-Bourrassa

Si la ville semble négligée, c’est parce qu’on néglige les édifices, on néglige les quartiers qui ont des lots de vacances très importants, comme Ville-Marie. La pandémie a fait augmenter ce lot déjà important de bâtiments vacants.

Taïka Baillargeon, directrice adjointe aux politiques chez Héritage Montréal

Lors de la récente campagne électorale, le candidat défait d’Ensemble Montréal, Denis Coderre, a promis de rendre la ville plus propre et d’effacer les graffitis dans un délai de 24 heures, s’il était élu. Valérie Plante a réagi en lui reprochant sa « vision défaitiste de Montréal ». La mairesse a toutefois reconnu qu’il y avait matière à amélioration en ce qui a trait à la propreté. Mais pour ce qui est du dossier des graffitis, la Ville n’a pas de responsable ni de politique connue. L’enlèvement des graffitis relève des arrondissements, avec pour conséquence que les efforts et les résultats varient grandement d’un endroit à l’autre.

Un sentiment d’insécurité

Cela se voit, particulièrement dans les quartiers centraux. « Chez Tourisme Montréal, on invite la Ville à déployer plus d’efforts sur le territoire, sur les grandes artères, pour combattre le fléau des graffitis qui enlaidissent la ville », témoigne Manuela Goya, vice-présidente développement de la destination et affaires publiques de l’organisme. « On peut être des partenaires de la Ville dans les quartiers touristiques. »

Les graffitis ne font pas qu’enlaidir la ville et rendre ses artères moins conviviales, ils envoient également un message de laisser-aller et, surtout, ils créent un sentiment d’insécurité, un enjeu qui préoccupe grandement les Montréalais.

Il y a un sentiment d’insécurité publique quand on laisse aller le phénomène des graffitis. Nécessairement, on a plus peur de traverser cette ruelle, ce coin de rue, on se demande sur qui on va tomber. Cette insécurité-là est néfaste, c’est bien évident.

Daphné Mailloux-Rousseau, directrice générale de l’organisme Y’a QuelQu’un l’aut’bord du mur

« Lorsqu’il y a plusieurs bâtiments délabrés, abandonnés, moins éclairés, moins surveillés, c’est un peu plus propice aux graffitis, ajoute Mme Mailloux-Rousseau. On a moins de risques de se faire prendre. »

De l’avis de tous, pour enrayer les tags, il faut non seulement agir, mais agir vite, afin de dissuader les vandales de recommencer. Comme leur but est d’être vus, si leur graffiti disparaît rapidement, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

« Au Centre Eaton, on ne voit quasiment jamais de graffiti sur les murs parce qu’ils nettoient tout le temps, tous les jours, ce qui n’est pas le cas du chantier du REM, juste à côté », explique le DG de Montréal centre-ville.

Mais il y a un hic : « Quand la Ville vient enlever le graffiti, il faut l’autorisation du propriétaire, parce que si jamais il y a un bris ou quelque chose de magané, elle peut se faire poursuivre », explique M. Castanheira.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Glenn Castanheira, directeur général de Montréal centre-ville, société de développement commercial

Alors, même quand c’est gratuit [faire enlever les graffitis], beaucoup de propriétaires ne le font pas. Pourquoi ? C’est plus facile de dire non que de dire oui. Du je-m’en-foutisme, il y en a beaucoup, malheureusement. Et on est pognés avec ça.

Glenn Castanheira, directeur général de Montréal centre-ville, société de développement commercial

Un service gratuit

Ville-Marie, comme la plupart des arrondissements, offre un service gratuit d’enlèvement des graffitis sur le domaine privé. Les gens doivent en faire la demande en ligne ou par courriel. « Le problème, c’est que les trois quarts du monde ne le font pas, déplore Glenn Castanheira. C’est pour ça que c’est toujours un problème quand l’immeuble est vacant, parce que le propriétaire s’en sacre un peu. »

Règle générale, les arrondissements assument les frais, mais confient l’enlèvement des graffitis à des entreprises privées ou à des organismes sans but lucratif. Certains, comme Le Sud-Ouest, déterminent des « zones » où les graffitis peuvent être enlevés gratuitement et offrent du matériel à ceux qui veulent effectuer les travaux eux-mêmes.

Dans tous les cas, il peut s’écouler plusieurs jours, voire des semaines, entre le signalement des graffitis et leur nettoyage.

« Il y a des contrats, comme à Rosemont et à Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, où on peut repérer les graffitis. Ça enlève beaucoup de bureaucratie, c’est plus facile, plus rapide », note Jean-François Trempe, directeur des opérations de l’entreprise Solutions-Graffiti, qui détient des contrats avec des arrondissements.

PHOTO ARIANNE BERGERON, COLLABORATION SPÉCIALE

Les graffitis se multiplient sous le viaduc Van Horne.

« On a fait un gros push à Rosemont dans les viaducs qui étaient remplis, poursuit-il. Les ruelles, certains arrondissements vont nous donner le droit d’y aller, mais la plupart ne nous donnent pas le droit. La priorité, pour la ville, c’est les endroits plus visibles. »

« C’est toujours pareil »

La Maison de l’aspirateur, boulevard Saint-Laurent, est constamment ciblée par les vandales. « C’est toujours pareil, constate Stéphane Dumais, gérant du magasin. J’en ai plein sur ma façade. Un camion passe à peu près toutes les trois semaines pour repeindre le viaduc et retoucher nos façades. Nous, on le fait nous-mêmes parce qu’on ne peut pas attendre trois semaines avec des graffitis sur la façade. »

Ce fléau coûte cher, des millions de dollars par année. Les arrondissements sondés par La Presse disent y consacrer de 45 000 $ à 500 000 $ par an, sans en venir réellement à bout. Des budgets s’épuisent parfois avant même la fin de l’année.

PHOTO ARIANNE BERGERON, COLLABORATION SPÉCIALE

Les œuvres murales sont souvent la cible des tagueurs.

Jean-François Trempe, de Solutions-Graffiti, souligne que dans Hochelaga-Maisonneuve, « le budget a été dépassé relativement tôt dans la saison ». « On n’a pratiquement rien fait en septembre. Même chose en octobre », confie-t-il.

Pour décourager les graffiteurs, mais aussi embellir la ville, Montréal finance la réalisation d’œuvres murales depuis 2007. Pierre-Alain Benoit, directeur général du festival Mural, croit cependant que cette stratégie ne fonctionne pas.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Pierre-Alain Benoit, directeur général du festival Mural

Une murale n’est pas là pour empêcher des graffitis, c’est là pour embellir un lieu et le dynamiser. Ce n’est pas ça qui empêche un graffiti.

Pierre-Alain Benoit, directeur général du festival Mural

La preuve : les œuvres murales sont très souvent taguées par des vandales.

Malgré tout, Manuela Goya, de Tourisme Montréal, croit que ce serait une erreur de « rendre les armes ». « Il faut trouver d’autres moyens, renforcer les anciens, plus d’argent pour les enlever. Il ne faut pas abandonner », insiste-t-elle.

1033

Nombre de méfaits par graffiti répertoriés par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), en 2020

78

Nombre d’arrestations effectuées par le SPVM, en 2020, en lien avec des graffitis. Le contrevenant s’expose à une amende ou à une peine d’emprisonnement. Il pourrait aussi être poursuivi au civil pour dédommagement.

Source : SPVM

Le bon élève

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

L’arrondissement de Verdun

Souvent cité en exemple, Verdun réussit mieux que d’autres à contrôler l’épidémie de graffitis à Montréal. Pourquoi ? La réponse tient en un mot, selon l’ex-maire de l’arrondissement Jean-François Parenteau : proactivité.

« Nous, on les enlève systématiquement et très, très rapidement, parce que tout est basé sur la visibilité, explique-t-il. Moins tu le laisses longtemps, mieux c’est. »

« Quand les gens ont un graffiti, ils doivent le signaler au 311 et il y a une communication qui se fait avec le poste de quartier, précise l’ancien élu. Tout est inventorié, au pouce carré. On a des albums avec des photos. À la suite de ça, on travaille beaucoup avec les agents sociocommunautaires, les gens du milieu, et quand il y a des arrestations, il y a des poursuites. »

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-François Parenteau, ex-maire de l’arrondissement de Verdun

Il y a des amendes, et il faut que les graffiteurs payent pour les coûts engendrés par le nettoyage.

Jean-François Parenteau, ex-maire de l’arrondissement de Verdun

Selon les données fournies à La Presse par l’arrondissement, le nombre de graffitis a diminué au cours de la dernière année, mais la superficie totale des murs à nettoyer a augmenté. Les graffitis sont donc moins nombreux, mais de plus grande taille. En 2020, 897 graffitis sur le domaine privé (superficie de 2395 m2) ont été effacés ou masqués, comparativement à 587 (4501 m2), en 2021.

Les graffitis sur les propriétés privées sont relevés par les inspecteurs de l’arrondissement, qui en confie le nettoyage à une entreprise privée. Ceux du domaine public sont enlevés par un col bleu.

« Cette année, l’arrondissement a mené une campagne de civisme et de propreté auprès de la population et la lutte contre les graffitis était incluse dans cette opération », indique Jude Bergeron, agent de communication à Verdun, qui note que « dans le cas des graffitis, il est d’autant plus important d’intervenir rapidement pour ne pas laisser les “exploits” des graffiteurs prendre le dessus ».

La période la plus critique est l’hiver, parce que l’enlèvement des graffitis tourne au ralenti, en raison du froid. « On ne peut pas les enlever aussi rapidement, déplore M. Parenteau. On est souvent obligés d’attendre au printemps, où on donne un grand coup pour tout enlever. »

Verdun s’est aussi donné le droit de nettoyer les murs privés qui sont adjacents au domaine public, fait-il savoir.

On parle des bouts de ruelle, des coins de rue, où il y a souvent des murs aveugles qui vont servir de murs de graffiti. À ces endroits-là, c’est la Ville qui va intervenir et qui va nettoyer. C’est gratuit. On s’est donné le droit d’avoir accès au domaine privé pour être sûr que les graffitis ne restent pas.

Jean-François Parenteau, ex-maire de l’arrondissement de Verdun

Autre chose : M. Parenteau croit qu’il faut éviter d’accorder de l’attention aux graffiteurs dont le but est de se faire voir. « Exemple, la pire erreur, c’est d’aller mettre sur les réseaux sociaux qu’il y a un graffiti au coin de telle rue parce que la seule chose que la personne cherche, c’est la notoriété et la visibilité. Donc, à ne jamais publier. C’est important », insiste-t-il.

Une campagne de prévention est aussi menée dans les écoles pour sensibiliser les jeunes. Et lorsque cela est possible, Verdun plante des arbustes devant les œuvres murales pour décourager les graffiteurs.

« Ça nous a coûté cher au début, signale l’ex-maire. Mais, aujourd’hui, ça ne nous coûte quasiment rien parce qu’on a pris le contrôle. On en collecte les bénéfices. »

Tagueur un jour, tagueur toujours

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Monk.E devant l’une de ses œuvres, rue Saint-André entre Beaubien et Saint-Zotique

Monk.E, né David Desharnais, avait 14 ans quand il a fait ses premiers graffitis. Vingt-cinq ans plus tard, il en fait encore.

Mais c’est davantage pour son travail comme muraliste et sa musique qu’il est connu. Il a réalisé plus de 1200 œuvres murales ici – et dans 27 pays– et en peint encore près de 60 par année. C’est toutefois à Montréal que ses œuvres sont le plus souvent vandalisées. Pourquoi ? Quelle guerre se joue entre les artistes qui contribuent à l’embellissement de la ville et ceux qui agissent dans l’illégalité, de préférence la nuit ? Pourquoi les uns ciblent-ils les autres ? Monk.E répond à nos questions.

Q. Vous faites des œuvres murales pour des institutions et des entreprises, mais vous faites aussi des tags illégaux. Pourquoi ?

R. Je fais des murales et des graffitis, mais je fais toujours des trucs moraux et éthiques. Pour moi, ce n’est pas une question d’illégalité et de légalité, mais de moralité et d’immoralité. Je m’assure que l’endroit, selon mes critères et mes barèmes à moi, est mieux quand je le quitte que quand je suis arrivé. Et s’il y a une situation qui est injuste, le fait de choisir de faire de la désobéissance civile pour démontrer l’injustice du moment est pour moi une manière éthique de pratiquer mon art, que ce soit légal ou illégal.

Q. Y a-t-il des liens entre graffiteurs et gangs de rue ?

R. Non. Zéro lien. Il y a peut-être 1 % des graffitis qui sont faits par des gangs de rue, mais ce n’est pas le même genre de graffiti. C’est comme les personnes qui vont écrire « Smoke weed » ou bien « Fuck the school » ou qui vont écrire « Québec libre ». Ça, ce n’est pas du graffiti qui vient de notre mouvement, né à travers le hip-hop. Ça, c’est des graffitis qu’on appelle politiques. Donc, dans la petite catégorie des graffitis politiques, il y a des gens qui vont écrire le nom de leur gang de rue, des trucs comme ça. Mais c’est vraiment très peu.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Une œuvre murale en l’honneur de Jeune Loup réalisée par l’artiste Monk.E dans l’arrondissement d’Hochelaga-Maisonneuve

Q. Les graffiteurs marquent-ils leur territoire ?

R. Non. Ce n’est pas une délimitation de territoire, c’est plus une façon de se faire de la publicité pour sortir de l’anonymat. Le graffeur va essayer d’être présent dans tous les quartiers. Et donc, il va mettre sa signature un peu partout pour acquérir une réputation. Il y a un parallèle à faire entre la publicité et le graffiti. Je crois que c’est comme deux frères jumeaux, un qui est choyé par la société, qui se fait mettre partout sur les panneaux d’affichage, et un qui a été rejeté par la famille. La publicité et le graffiti fonctionnent de manière très similaire : ils veulent être le plus gros possible, le plus coloré possible, le plus vu possible et rester sur place le plus longtemps possible.

Q. Beaucoup d’œuvres murales sont attaquées par des vandales, à Montréal. Comment l’expliquez-vous ?

R. La seule raison pour laquelle le muralisme est devenu grand, c’est que les villes cherchaient une manière d’enrayer la croissance du mouvement graffiti, qui prenait de plus en plus d’espace. Et donc, ils ont transformé les endroits vandalisés en murales, sachant que les graffeurs et les muralistes organisés ou corporatifs étaient les mêmes gens. Je pense qu’au début, tout le monde, même les graffeurs vandales, était content de voir qu’il y avait plus d’art dans la ville, plus de couleurs. Mais à un moment donné, ça a pris une tournure presque exagérée. C’était une chose impensable, dans les principes et les valeurs de notre mouvement, de vandaliser une murale, il y a 10 ans. Mais 10 ans plus tard, il y a comme une nouvelle génération qui se fout de ces codes-là. Au contraire, ils utilisent cette méthode pour se faire connaître.

PHOTO PASCAL RATTHÉ, COLLABORATION SPÉCIALE

Son œuvre murale, rue Saint-André, a été vandalisée.

Q. Pourquoi, à votre avis, certains quartiers de Montréal sont en grande partie épargnés par les graffitis, alors que d’autres en sont couverts ?

R. Je pense que ça va avec les problèmes du quartier. Si un quartier a déjà mille et un problèmes sociaux à gérer, le graffiti n’est pas sa priorité. Mais si tu vas faire un graffiti à Westmount ou à Outremont, il va être effacé rapidement. Les vandales vont donc souvent choisir des endroits où ils savent que ça va être moins effacé.

Dans une version précédente de cet article, une photo du viaduc de la rue de Rouen a été erronément identifiée comme celle du viaduc de l'avenue Van Horne.