Sara L., 16 ans, ne va plus à l’école. Plus depuis l’an dernier. Elle travaille à temps plein dans deux restaurants, à Montréal et à Longueuil. Pour un salaire de 21 $ l’heure.

Combien de jeunes la pénurie de main-d’œuvre retirera-t-elle des bancs d’école ? Trop, redoutent directions d’école et organismes. Et des indicateurs suggèrent que le décrochage scolaire augmente déjà.

« L’école, c’est quand même important pour moi. J’avais dans la tête, plus jeune, de finir mon secondaire », confie Sara.

L’école n’a jamais été une partie de plaisir pour l’adolescente. Elle a redoublé trois fois, a été victime d’intimidation. Sa mère manquait d’argent, aussi.

Lorsqu’un emploi attrayant s’est offert à elle, elle a cessé d’y aller. Pour l’instant, du moins.

Si ce n’avait pas été aussi payant pour moi ou si ça n’avait pas apporté un soutien à ma famille, je serais restée à l’école.

Sara, 16 ans

Son cas n’est certes pas unique. Mais il est impossible pour l’instant de dresser un portrait complet de la situation, car les dernières statistiques du ministère de l’Éducation qui permettent de mesurer le décrochage scolaire remontent à l’année 2019-2020.

Le taux d’élèves sortis du secondaire sans diplôme ni qualification était alors de 13,5 %, une baisse de 0,7 point de pourcentage après trois années de légère augmentation.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

En 2019-2020, 13,5 % des élèves ont quitté l’école secondaire sans diplôme ni qualification, selon le ministère de l’Éducation.

Sur le terrain, la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement constate une récente hausse du nombre de jeunes de 15 à 17 ans qui décrochent, sans pouvoir toutefois la chiffrer. Et cela préoccupe beaucoup son président, Nicolas Prévost.

On retrouve beaucoup d’élèves qui quittent [l’école] en cours de parcours pour des emplois qui sont assez bien rémunérés et dont les [exigences] au niveau de la diplomation ont baissé.

Nicolas Prévost, président de la Fédération québécoise des directions d’établissement d’enseignement

Également alarmant : la fréquentation des centres de formation générale pour adultes, qui est offerte aux 16 ans et plus, a elle aussi beaucoup diminué dans les dernières années.

« Plus on a le taux de décrochage rapidement, plus c’est facile de corriger le tir rapidement », plaide M. Prévost.

Les élèves travaillent davantage

Au Québec, l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans. Mais il n’y a pas d’âge minimal pour travailler — avant 14 ans, l’employeur doit néanmoins obtenir l’autorisation parentale de l’enfant.

Résultat : les élèves travaillent de plus en plus. Et de plus en plus jeunes. Parfois dès l’âge de 13 ou 14 ans, alors qu’ils ne sont encore qu’en deuxième ou troisième secondaire.

C’est ce qu’observe le président de l’Association québécoise du personnel de direction des écoles, Carl Ouellet.

« C’est une nouvelle réalité. Et c’est sûr que c’est préoccupant. Ça a un impact sur le taux de réussite et la diplomation », déplore-t-il. S’il a hâte de connaître les données du ministère de l’Éducation, son impression, « c’est qu’on perd plus de jeunes qu’avant ».

« On sait très bien qu’il y a des situations problématiques en ce moment », convient Charles Milliard, président-directeur général de la Fédération des chambres de commerce du Québec.

En février, l’organisation a dévoilé la « Charte des employeurs pour la persévérance scolaire », en collaboration avec le ministère de l’Éducation. Signée par des centaines d’entreprises, elle engage — de façon symbolique — les employeurs à faire preuve de flexibilité à l’égard des employés-élèves, notamment en encourageant « la poursuite des études jusqu’à l’obtention du diplôme, ou de la qualification visée ».

On ne veut pas que la solution à la pénurie de main-d’œuvre soit plus de jeunes du secondaire qui lâchent l’école, et au cégep non plus.

Charles Milliard, président-directeur général de la Fédération des chambres de commerce du Québec

Un marché attrayant

Au centre de services scolaire du Lac-Abitibi, ce n’est pas d’hier que le marché du travail retire des jeunes des bancs d’école. « Mais cette influence, oui, elle s’accentue », confirme sa directrice générale, Isabelle Godbout.

Et les besoins de personnel ne se limitent plus qu’aux industries minière et forestière, qui offrent des salaires alléchants. « On commence à voir que ça s’étend aussi à d’autres secteurs, par exemple le commerce au détail », explique Mme Godbout.

Autre indicateur : le nombre de jeunes inscrits au cégep pour la première fois — en majorité issus de l’école secondaire — a baissé de 5,4 % à l’automne en Abitibi-Témiscamingue.

À l’échelle de la province, la baisse est beaucoup moins marquée : 0,5 %. Pour la Fédération des cégeps, qui craint les impacts de la pénurie de personnel et de la pandémie sur la persévérance scolaire, c’est tout de même un signal d’alerte.

Le nombre d’élèves inscrits au cégep était en deçà des prévisions ministérielles pour la deuxième année consécutive.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Au Québec, l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans. Mais il n’y a pas d’âge minimal pour travailler.

C’est une tendance généralement observée, lorsque le chômage chute à un taux très faible : « Le décrochage scolaire tend à augmenter », explique Égide Royer, psychologue et professeur titulaire associé à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval.

Mais ce n’est pas l’unique facteur.

Les élèves à risque de décrocher présentent souvent un retard scolaire sur leurs camarades de classe. Avec la pandémie, l’écart entre les élèves forts et les élèves faibles s’est creusé, constate M. Royer. Les garçons sont aussi plus nombreux à quitter les bancs d’école.

« Pour des jeunes qui avaient déjà des problèmes d’engagement scolaire, le marché est attrayant », souligne Andrée Mayer-Périard, directrice générale du Réseau réussite Montréal et présidente du Réseau québécois pour la réussite éducative.

En 2019, l’organisme a réalisé une vaste étude sur la persévérance scolaire, en collaboration avec la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.

Le rapport révélait qu’un peu plus de 7 % des élèves au secondaire envisageaient de décrocher s’ils recevaient un salaire horaire de 19 $ ou moins, tandis que 15 % quitteraient l’école pour un salaire entre 20 et 39 $. Ce sont les catégories de jeunes les plus à risque de décrocher.

« Or, le salaire qu’ils obtiennent en ce moment, c’est 22 $, 23 $ l’heure », fait remarquer Mme Mayer-Périard, qui craint aussi une hausse du décrochage scolaire.

« Ce n’est pas la fin de l’histoire »

Sara compte retourner à l’école et terminer son secondaire. Quand ? « Bonne question », dit-elle.

« Une fois qu’on a commencé à travailler, c’est très dur de revenir aux études à temps plein », prévient Andrée Mayer-Périard.

Mais il ne faut pas laisser tomber ces jeunes, plaide-t-elle. L’obtention d’un diplôme apporte une plus grande sécurité d’emploi et favorise la participation à la vie démocratique — bref, elle est un gage de meilleure qualité de vie.

Préoccupé par le décrochage scolaire, le centre de services scolaire du Lac-Abitibi a récemment mis sur pied une formation innovante d’une durée de deux ans s’adressant aux jeunes de 14 à 17 ans à risque de décrochage. En bref : l’élève poursuit sa formation générale, avec l’enseignement des matières de base, tout en explorant la formation professionnelle. Au terme de la formation, l’élève obtient une qualification reconnue par Québec (mais pas un diplôme d’études secondaires). Pour l’instant, l’initiative est un « succès », assure Mme Godbout.

« Le passage sur le marché du travail peut aussi être un chemin de raccrochage. Ce n’est pas la fin de l’histoire pour ces jeunes », croit Andrée Mayer-Périard.

Le ministère de l’Éducation précise que le taux de sortie sans diplomation ni qualification est calculé entre une année donnée et l’année suivante, et non sur sept ans.

Âge minimum envisagé

Québec songe à imposer un âge minimum pour travailler, ainsi qu’un nombre maximum d’heures pouvant être travaillées par un jeune. En entrevue vendredi, le ministre du Travail, Jean Boulet, a affirmé qu’il y a toujours eu des enfants sur le marché du travail, mais le phénomène s’est récemment « amplifié » avec la pénurie de main-d’œuvre. Conséquence : les accidents de travail chez les moins de 16 ans ont bondi de 36 % en 2021, révélait en juin La Presse. Le plus jeune avait à peine 12 ans. M. Boulet n’exclut pas de légiférer pour atteindre deux objectifs : protéger la santé et la sécurité des enfants ; ne pas compromettre leur parcours scolaire.

Avec La Presse Canadienne

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  • 4,1 %
    Taux de chômage au Québec en octobre 2022, le taux le plus bas au pays
    Source : Statistique Canada