(Québec) Des chargés de cours sonnent l’alarme sur la crainte constante de susciter des vagues, ce qui en mène certains à pratiquer l’autocensure dans leur enseignement, de peur de perdre des contrats.

En entrevue avec La Presse, ces professeurs à temps partiel ont illustré comment la situation et les perceptions liées au débat sur la liberté universitaire sont parfois tendues sur les campus. Ils témoignent tandis que le vice-recteur de l’Université du Québec à Chicoutimi, Alexandre Cloutier, conclut mercredi les audiences publiques de la commission qu’il préside concernant la liberté de l’enseignement. Il doit remettre au gouvernement Legault des recommandations d’ici la fin de l’année sur le rôle de l’État en cette matière.

Quand l’affaire Verushka Lieutenant-Duval (elle-même chargée de cours) a éclaté l’automne dernier, concernant l’utilisation du « mot qui commence par N » dans un contexte scolaire à l’Université d’Ottawa, Marie-Josée Bourget enseignait l’écriture journalistique à l’Université du Québec en Outaouais. Elle n’a pas osé aborder l’enjeu en classe.

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Marie-Josée Bourget, chargée de cours à l’Université du Québec en Outaouais

J’aurais pu prendre tout ce qui se passait et avoir des discussions intéressantes avec les étudiants sur le plan journalistique, mais je ne me suis pas permis de le faire.

Marie-Josée Bourget, chargée de cours à l’Université du Québec en Outaouais

« J’ai un [statut d’emploi] précaire, et il y a toutes sortes de façons de faire en sorte qu’on ne puisse plus travailler quand on est chargé de cours », explique la chargée de cours.

Mme Bourget, qui enseigne aussi à l’Université d’Ottawa et à l’Université Laval, dénonce le fait que la liberté universitaire soit mieux protégée pour les professeurs qui ont un poste permanent que pour les chargés de cours. Elle cite en exemple le traitement qu’a reçu Mme Lieutenant-Duval, comparativement à un autre professeur de la même université qui a comparé le Québec à l’Alabama du Nord et le premier ministre François Legault à un suprémaciste blanc, sans être sanctionné.

« Ce qu’il faut, c’est qu’on en parle »

Guy Dorval est pour sa part chargé de cours depuis près de 30 ans. Il enseigne la géographie à l’Université Laval. « Ça fait 30 ans que j’enseigne, ça fait 30 ans que je suis précaire, et je vais partir à la retraite précaire », dit-il.

Il parle de la question de la précarité dans le débat entourant la liberté universitaire, car il juge que la question est centrale pour les chargés de cours qui représentent, selon les universités, souvent plus de la moitié des enseignants au premier cycle. Ce statut vient avec la peur d’être la cible de plaintes et de perdre ensuite des contrats.

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Guy Dorval, chargé de cours à l’Université Laval

Il y a quelques années, son département a reçu une plainte d’un étudiant qui dénonçait l’enseignant parce qu’il utilisait la notion de « race » sur ses cartes géographiques. M. Dorval a finalement dû expliquer en classe que le Census Bureau américain (l’équivalent de Statistique Canada) employait toujours ce terme, ce qui expliquait pourquoi le mot était si souvent écrit sur les cartes qu’il montrait en classe.

« Ce qu’il faut, c’est qu’on en parle en classe », estime-t-il, se disant chanceux d’avoir eu l’appui de ses collègues. « Mais ce n’est pas comme ça dans tous les départements, où on n’aurait pas hésité à me tasser », dit-il.

L’autocensure, une pratique courante

La ministre de l’Enseignement supérieur, Danielle McCann, s’est dite inquiète que des « professeurs s’autocensurent », ce qui a justifié la création de la commission présidée par Alexandre Cloutier en mars dernier. Selon la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN), il s’agit pourtant d’une pratique répandue, qui s’est accentuée depuis que La Presse et d’autres médias ont rapporté des cas d’étudiants qui se disaient blessés ou vexés par des notions enseignées en classe.

« L’affaire Verushka Lieutenant-Duval a ébranlé tout le monde que je connais dans le milieu de l’enseignement », affirme Christine Gauthier, chargée de cours à l’Université Laval et vice-présidente du regroupement université à la FNEEQ.

Selon elle, un climat s’installe dans certaines universités qui « nous oblige à être sur la défensive et à rester proches des textes qu’on enseigne et à essayer de ne pas soulever de vagues », à tort ou à raison. Pour sa part, Mme Gauthier ne donne plus d’exemples en classe de cas précis de harcèlement sexuel en milieu de travail, même s’il s’agit d’une notion qu’elle enseigne.

Je ne cherche plus à choquer même si ça peut éveiller les consciences sur [un enjeu de société].

Christine Gauthier, chargée de cours à l’Université Laval

« On se retrouve à marcher sur des œufs, à être obligés d’assurer notre défense en cas de problème. […] Comme chargés de cours, on doit réfléchir à si jamais on heurte, qu’est-ce qui va arriver ? Serons-nous vraiment protégés par notre institution d’enseignement ? », se demande Mme Gauthier.

Mardi, la FNEEQ a témoigné à la commission Cloutier pour que le gouvernement oblige les universités à se doter d’un énoncé sur la liberté universitaire et qu’il ajoute cette liberté aux droits fondamentaux prévus par la Charte des droits et libertés de la personne.