De récents incidents à l’Université d’Ottawa et à McGill ont révélé des situations où les professeurs ont été soumis à des attaques en règle dans le sillage des courants woke et de la cancel culture, très présents dans les universités nord-américaines, surtout sur la question des minorités racisées et des identités de genre.

Qu’en est-il des étudiants ? Comment se situent-ils dans ce débat qui porte sur la prise de parole et la liberté universitaire ? La Presse est allée à leur rencontre. Sans constituer une enquête scientifique, les entrevues montrent que ce climat stressant ne les épargne pas.

Plusieurs racontent avoir subi des pressions de leurs camarades plus radicaux. D’autres craignent d’exprimer librement leur opinion de peur d’être lynchés sur les réseaux sociaux.

« Ça ne va pas bien passer »

Sandrine Masri, 20 ans, étudiante en droit à McGill, a senti cette pression à plus d’une reprise, notamment dans un cours où elle devait faire une présentation en équipe sur le pluralisme juridique.

« On avait décidé de donner des exemples, en prenant le mouvement #metoo et l’affaire Wet’suwet’en, explique-t-elle. Déjà là, il y avait un gars dans notre groupe. On lui avait dit : tu ne peux pas parler de #metoo ni de wet’suwet’en. Ça ne va pas bien passer. Donc, toi, fais juste la définition du pluralisme juridique. T’es pas autochtone, tu es un gars blanc, privilégié, riche, parles-en même pas.

« Moi, je parle de #metoo avec une autre fille. Mon amie parle de Wet’suwet’en. Elle n’est pas contre ou pour les barrages, elle essaie juste d’expliquer le pluralisme juridique à l’intérieur de Wet’suwet’en. Un moment donné, elle dit que des gens ont perdu leur travail à cause des barrages. Et là, les deux personnes les plus radicales de la classe se retournent et se regardent et ont un sourire sournois tout le reste de la présentation. »

Le problème, c’est que comme le soutien aux barrages érigés par les Wet’suwet’en en Colombie-Britannique pour bloquer le passage d’un pipeline était perçu comme une cause juste, il n’était pas possible pour l’étudiante d’évoquer des conséquences négatives de ce mouvement.

« Ce n’est pas nécessairement de la censure. On a eu le droit de continuer de parler, précise Sandrine Masri. Mais ça fait en sorte que tu ne te sens pas à l’aise de parler ou de partager ton opinion. Quand tu n’es pas 100 % d’accord avec ces personnes radicales dans ta classe, elles considèrent que tu es contre elles. »

Donc, on peut être d’accord sur 99 % des choses, mais si tu n’es pas 100 % d’accord, tu es contre.

Sandrine Masri, étudiante en droit à l’Université McGill

Cette histoire ne constitue pas un cas isolé. Il est cependant difficile de dégager un portrait homogène. Le degré de tension varie d’un département à l’autre ; l’intensité idéologique sera plus grande en littérature, en histoire ou en sciences politiques qu’en médecine, par exemple. Elle est plus forte à McGill et à Concordia, deux universités plus influencées par le courant woke, reflétant les différences culturelles entre le Québec francophone et le Canada anglais.

N’oublions pas non plus que bien des étudiants adhèrent à ces courants militants ou sont d’accord avec leurs idées.

« Il faut faire attention »

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Rafael Miró, étudiant en histoire à l’Université McGill

« Il faut vraiment faire attention aux questions qu’on pose dans un cours d’histoire, de sciences politiques ou de philosophie, dit Rafael Miró, 20 ans, étudiant en histoire. Il faut vraiment faire attention parce qu’on peut transgresser une règle dont on ne connaissait même pas l’existence. Et soudain, c’est comme si on avouait faire partie d’un mouvement extrémiste. »

« À McGill, ajoute-t-il, la radicalité n’est pas nécessairement perçue comme une mauvaise chose lorsqu’elle sert une cause qui est perçue comme juste. Certains étudiants et professeurs peuvent donc aller très loin dans leurs revendications et dans leurs actions, sans que personne ne lève le petit doigt, même si ça porte préjudice aux gens qui sont considérés comme des fautifs. »

Être un « militant rebelle » est fortement encouragé, tant par les étudiants que par les profs et la direction, dit-il.

« Il y a comme des espèces de crédits qu’on gagne à faire ça. Donc, les étudiants sont plus à gauche qu’à gauche parce qu’il faut toujours être le plus radical possible, le plus militant possible, c’est très bien vu. »

« Plus haut, plus fort que les autres »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Ana Popa, étudiante en littérature française à l’Université McGill

Ana Popa, étudiante en littérature française, donne un exemple qui illustre l’effet amplificateur des réseaux sociaux.

À l’automne, elle a collaboré à un numéro du journal étudiant francophone de l’Université McGill Le Délit, dans lequel il était question d’écriture inclusive. Des gens étaient pour, d’autres étaient contre. Certains hésitaient à se prononcer. À la suite de la publication, une étudiante au doctorat a publié un long message sur Facebook pour dénoncer les gens qui étaient contre. « Elle nous accusait entre autres d’“invisibiliser” les femmes, les personnes non binaires », raconte l’étudiante de 21 ans.

Je comprends qu’on puisse être pour, qu’on puisse être contre. Mais j’ai un problème quand on empêche des gens d’avoir une discussion sur un sujet. On dirait que ça vient d’une minorité des étudiants qui parlent plus haut, plus fort que les autres.

Ana Popa, étudiante en littérature

« L’absence de nuances »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

Louis Favreau, étudiant en économie et sciences politiques à l’Université McGill

Louis Favreau, 20 ans, étudiant en économie et en politique à McGill, abonde dans le même sens.

« Je ne m’empêche pas de dire ce que je pense. Mais ce qui me choque dans la situation actuelle, c’est l’absence de nuances. C’est vraiment : choisissez votre camp, note-t-il. On n’a pas tous la même expérience de vie. Mais je trouve que le concept d’intersectionnalité qui fait en sorte qu’une personne, en tant qu’homme blanc, hétéro cisgenre, je n’ai pas le droit de m’exprimer, c’est là que je vois un certain problème. »

« C’est très coûteux »

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Marie-Laurence Desgagné, étudiante en droit à l’Université McGill

Marie-Laurence Desgagné, 21 ans, étudiante en droit à McGill, fait remarquer qu’il y a aussi des profs très militants.

« On a parlé beaucoup des étudiants. C’est là-dessus qu’on axe le débat, avec raison d’ailleurs parce que des gens qui arrivent à l’université avec déjà des idées tellement fortes qu’elles empêchent le dialogue académique, c’est très problématique. Mais des fois, j’ai trouvé que des profs allaient un petit peu en dehors de leur cours pour donner leurs opinions. Je l’ai surtout remarqué par rapport à la question de la laïcité à McGill. »

Craint-elle d’exprimer ses idées ? « J’ai l’impression que j’ai le droit, mais j’ai l’impression que c’est très coûteux quand on n’est pas dans la tendance générale. Moi, je l’ai fait plus à l’extérieur de l’école qu’à l’école parce que c’était plus facile d’avoir des appuis quand on sort de notre bulle estudiantine. »

« On peut en parler »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Ève Ménard, étudiante en sociologie à l’Université de Montréal

À l’Université de Montréal, Ève Ménard, étudiante en sociologie, et sa collègue Shophika Vaithyanathasarma, étudiante en mathématiques et sociologie, s’inquiètent du danger que représente la « censure excessive » sur les contenus éducatifs et sur la tâche de leurs professeurs. « Mais je pense que c’est un peu trop facile de dire que c’est des demandes démesurées, que c’est radical et de couper court aux discussions, souligne Ève Ménard. Il y a des trucs qui peuvent être améliorés, pas de là à censurer. Il faut en discuter dans le respect. On peut en parler. Il y a quand même des solutions. »

« Il faut que les acteurs du milieu académique se parlent », insiste Shophika Vaithyanathasarma, qui rappelle l’existence à l’UdeM d’un grand mouvement de décolonisation des savoirs « pour que ce ne soit pas juste des hommes blancs ».

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Shophika Vaithyanathasarma, étudiante en mathématiques et en sociologie à l’Université de Montréal

C’est inquiétant parce que s’il n’y a pas de textes écrits par des personnes non blanches, qu’est-ce qu’on fait ? Le savoir est censé venir d’où ?

Shophika Vaithyanathasarma, étudiante en mathématiques et en sociologie à l’Université de Montréal

« La langue évolue »

De son côté, François-Alexis Favreau, en journalisme à l’Université du Québec à Montréal et rédacteur en chef du journal étudiant Montréal Campus, croit qu’il y a « une belle liberté académique » dans son université : « Cette année, il y a eu des débats et on sent qu’il y a un regain chez les chercheurs et les chercheuses, les professeurs, qui vont mettre la liberté académique de l’avant. »

« Moi, je n’ai pas de limites à ma liberté d’expression, enchaîne François-Alexis Favreau. Par exemple, je n’ai pas à utiliser le ‟mot en n” dans le cadre de mes études. Ce n’est pas mon combat. Mais, en journalisme, c’est sûr qu’on est prudents avec les mots qu’on utilise parce qu’ils ont une importance. La langue évolue, la langue progresse, c’est à nous à s’intéresser en tant qu’individus de notre génération à bien utiliser ces mots et à les intégrer dans le contenu journalistique qu’on produit. On vient de terminer notre guide d’écriture inclusif, au Montréal Campus, qui va donner des outils aux journalistes pour bien utiliser les mots. »

« La grande démonisation »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Laura Doyle Péan, étudiante en droit à l’Université McGill

Laura Doyle Péan, 21 ans, déplore pour sa part la « grande démonisation des étudiantes et des étudiants ». «Leur discours est souvent détourné et les relations de pouvoir qui existent entre profs et étudiants sont ignorées ou mal représentées », dit l'étudiant.e dont le pronom est ille.

Haïtiano-Québécoise, ille s’identifie aux communautés noires. Ille se dit de gauche, militant.e et non binaire.

« J’ai grandi dans une famille de profs et j’ai un immense respect pour la profession d’enseignant, précise l’étudiant.e en droit. Je n’ai pas vécu, personnellement, de situations où des profs ont utilisé le ‟mot en n” ou ont eu des comportements qui ont fait en sorte que je ne me sentais pas en sécurité en classe. Au contraire, j’ai des profs qui ont pris des mesures pour que leur environnement de classe soit sain. »

Laura Doyle Péan, qui est aussi poète, s’oppose au retrait de certaines œuvres quand elles sont jugées offensantes par certains, mais croit que les professeurs ont une « responsabilité » lorsqu’ils les présentent en classe.

« Je n’exclurais pas les œuvres, mais je peux comprendre que certains ou certaines étudiantes ne se sentent pas à l’aise de les lire. »

Daniel Slapcoff, 26 ans, qui vient de compléter un bac en cinéma à Concordia, ajoute qu’à son avis, « le concept de liberté académique ne tient pas compte de la liberté des étudiants d’apprendre dans un contexte qui n’est pas hostile ».

« Je suis au courant, en tant que personne blanche et homme, que j’ai sûrement des angles morts », dit-il.