Tirant profit de la popularité des jeux vidéo auprès des jeunes, de plus en plus d’écoles secondaires et de cégeps intègrent les « sports électroniques » dans leurs programmes ou leurs activités parascolaires. Mais sait-on seulement comment bien encadrer cette pratique à l’école ?

Jouer en adoptant de saines habitudes

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Gabriel-Olivier St-Jean et Tristan Corriveau sont inscrits au programme de sports électroniques du Centre de formation professionnelle des Riverains, à Repentigny.

Il y a quelques années, Jean-Marc Dubuc voyait régulièrement des parents inquiets se présenter à son bureau. Baisse des notes à l’école, isolement, manque de sommeil : placés devant un enfant qui passait d’innombrables heures à jouer aux jeux vidéo, ces adultes étaient soudainement sans ressources.

« Je traitais plus de problématiques de ce genre que de problèmes liés à la consommation. Dans ce contexte, on fait quoi ? On dit aux parents de jeter l’ordinateur ? On s’est dit qu’on allait essayer de penser à quelque chose », explique le directeur adjoint du Centre de formation professionnelle (CFP) des Riverains, à Repentigny.

Les élèves qui fréquentent ce centre sont des centaines à étudier en informatique, donc qu’ils aient souvent les jeux vidéo comme passe-temps n’est pas inusité. « Le petit geek qui était seul et qui en a arraché un peu, il se retrouve ici avec ses semblables », illustre Jean-Marc Dubuc.

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Jean-Marc Dubuc, directeur adjoint du Centre 
de formation professionnelle des Riverains

Il y a quelques étés, Tristan Corriveau pouvait passer jusqu’à huit heures par jour devant un écran, au grand dam de son père. « Il arrachait le routeur et il partait avec au travail », se souvient le jeune homme de 17 ans. Autour de lui, une vingtaine d’élèves sont installés dans de confortables fauteuils pour jouer à des jeux vidéo dans une grande salle.

Elle est là, la solution trouvée par le CFP des Riverains pour endiguer un peu les angoisses parentales.

Les élèves se passionnent pour les jeux vidéo à un point tel qu’ils veulent jouer à l’école ? Ils peuvent le faire en participant au programme parascolaire mis sur pied de concert avec les services cliniques de l’établissement, incluant psychologue et nutritionniste.

Les élèves doivent s’engager à maintenir, voire à améliorer leurs résultats scolaires, à faire plus d’activité physique chaque semaine et à participer au programme de sensibilisation, qui aborde des enjeux comme la nutrition, la représentation des femmes dans les jeux vidéo et la communication entre les joueurs.

Pour attirer des jeunes dans un programme qui peut paraître contraignant, on a misé sur leur esprit grégaire, parfois bien masqué par trop d’heures passées devant les écrans. « Je les vois le midi, ils dînent ensemble maintenant », dit le responsable du programme, Charles-Alexandre Pelletier. Et ils sortent dehors faire du sport, parfois en gang.

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Salle de cours du Centre de formation professionnelle des Riverains, à Repentigny

De plus en plus répandu

De la polyvalente d’Arvida, au Saguenay, au collège du Mont-Sainte-Anne à Sherbrooke, les programmes de jeux vidéo à l’école se sont multipliés au Québec dans les dernières années.

La Commission scolaire de Montréal (CSDM) proposera dès septembre prochain une concentration en sports électroniques aux élèves de l’école secondaire Édouard-Montpetit, un établissement qui offre un vaste programme de sports-études.

Moyennant 2500 $ par année, les jeunes qui s’inscrivent à ce programme iront passer chaque jour trois heures et demie à l’Académie eSports de Montréal, une entreprise lancée l’an dernier. Avec des périodes d’activité physique obligatoires et des formations sur les dérives possibles d’une trop grande utilisation des jeux vidéo, la recette de cette académie ressemble à celle appliquée au CFP des Riverains.

Pourquoi avoir décidé d’offrir ce type de concentration ? La CSDM nous a renvoyée à son « partenaire » pour répondre à nos questions, précisant que « c’est un ancien élève de l’école Édouard-Montpetit qui fait partie de l’Académie qui a proposé ce projet ». La « responsabilisation des participants » a guidé la création du programme, explique donc le responsable du marketing de l’Académie eSports, Benjamin Denis.

« Notre but ultime n’est pas de former les cyberathlètes du futur. Les chances que les jeunes deviennent pros avec nous sont très minces, encore plus basses qu’un jeune qui veut jouer dans la LNH. […] On veut leur faire intégrer de saines habitudes de vie à travers la pratique du sport électronique. » — Benjamin Denis, de l'Académie eSports

Des jeux vidéo au jogging

Comme son programme de formation pour les élèves commencera l’an prochain avec trois écoles, dont celle de la CSDM, l’Académie ne peut se fier qu’à son expérience avec des jeunes en camp de jour pour dire que les effets semblent jusqu’ici positifs.

« On a eu de très belles histoires avec nos camps de jour. On a des jeunes qui ont commencé à faire du jogging à la suite de nos camps parce qu’on leur a expliqué à quel point c’était important pour la performance. On a aussi des exemples de jeunes qui avaient de la difficulté à socialiser et qui parlaient avec les autres », poursuit Benjamin Denis.

Au-delà des anecdotes, il est difficile de dire quel effet ce type de programme aura sur les joueurs.

Le ministre de l’Éducation s’en remet pour sa part à l’autonomie des écoles. « Je pense que lorsque les écoles choisissent ça, c’est qu’elles ont réfléchi à la question et ne font pas n’importe quoi, n’importe comment. C’est dans une intention d’enseigner aux jeunes à connaître leur temps d’écran et à s’habiliter à connaître le numérique », a déclaré Jean-François Roberge en marge d’une annonce sur les nouvelles technologies le mois dernier.

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Tristan Corriveau et Gabriel-Olivier St-Jean

Quoi qu’il en soit, le père de Tristan Corriveau n’a plus à apporter de l’équipement informatique avec lui au travail pour que son fils délaisse un peu ses jeux vidéo.

« Maintenant, je vois le temps passer et je me dis : “Oh ! il faudrait peut-être que je fasse quelque chose.” Je veux réussir, avoir mon diplôme, c’est plein d’enjeux qui te font réagir. » — Tristan Corriveau

Et puis, les intérêts changent avec les années. « Il y a des étudiants qui viennent me voir en disant : “Je ne pourrai pas faire la game, parce que je suis occupé, j’ai une blonde.” Je leur dis : “Go, va voir ta blonde !” », dit le responsable du programme de sports électroniques au CFP des Riverains, Charles-Alexandre Pelletier.

Est-ce que les filles – quasi absentes du domaine – s’intéressent aux gars qui jouent aux jeux vidéo ? « Plus qu’avant, dit Tristan Corriveau, déclenchant l’hilarité autour de lui. Mais il faut que tu joues à Fortnite [un jeu qui connaît une popularité mondiale]. »

Qu’on se le tienne pour dit.

Le ministre Éric Caire personnellement touché

Le ministre Éric Caire a révélé cette semaine que son fils est traité pour cyberdépendance. Il l’a fait tandis qu’on abordait le sujet des technologies à l’école dans le cadre de l’étude des crédits budgétaires de la stratégie numérique. « Quand on parle de jeux électroniques, cette dépendance qui pousse certains jeunes à commettre l’irréparable, […] avec les jeux électroniques qui entrent dans nos écoles, n’avez-vous pas un peu peur ? », a demandé la députée libérale Marwah Rizqy au ministre. « J’ai un fils traité en cyberdépendance, je peux vous dire les ravages que ça peut faire. S’il y en a un qui peut comprendre ce dont vous parlez, c’est moi », a répondu avec grande émotion le ministre délégué à la Transformation numérique gouvernementale, ajoutant que beaucoup de parents sont « démunis » face à cet univers. « Je partage la même souffrance avec un membre de ma famille », a ajouté Marwah Rizqy, tout en appelant le ministre à ne pas remplacer les heures sportives dans les écoles par du sport électronique.

Une bonne idée ?

Deux points de vue sur les programmes de jeux vidéo à l'école.

« La carotte au bout du bâton »

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David Laplante, directeur général des centres Le Grand Chemin

Directeur général du Grand Chemin, qui reçoit dans ses trois centres des jeunes aux prises avec des problèmes de dépendance, David Laplante voit d’un bon œil le fait qu’on se préoccupe des jeux vidéo et, « sans les démoniser », des dangers potentiels qu’ils présentent.

« En 2016, on avait 6 références pour la cyberdépendance ; cette année, j’en prévois de 40 à 50. Ça double chaque année », explique David Laplante. Tout ça, dit-il, sans qu’il y ait de « structure définie » pour diriger les jeunes cyberdépendants vers son centre.

Le centre Grand Chemin est contacté par des écoles qui veulent savoir comment faire pour que la passion envers les jeux vidéo ne deviennent pas une dépendance.

« Les parents sont inquiets, mais ils ne veulent pas dire aux jeunes de ne pas jouer », explique le directeur général du centre.

Capter l’attention des jeunes avec les jeux vidéo pourra servir à leur parler d’autre chose, être en quelque sorte la carotte au bout du bâton, dit David Laplante. « Peut-être qu’on a une prise sur les jeunes pour leur dire : va courir si tu veux faire ta compétition en fin de semaine. Peut-être que ce sera positif, on va voir comment ça va se développer », dit-il.

Il estime qu’il faudra qu’une école ou une organisation prenne le leadership en matière de jeux vidéo à l’école et que le tout s’appuie sur de la recherche solide, histoire de ne pas « monter ça tout croche ». « Partons ça dans le bon sens, avec un message cohérent, parce que ça va gagner en popularité », dit David Laplante.

« Je suis perplexe »

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Magalie Dufour, professeure en psychologie à l'UQAM

La psychologue Magali Dufour a beau avoir étudié les adolescents aux prises avec une utilisation problématique de l’internet, elle reste ambivalente quand on lui demande si les programmes de jeux vidéo à l’école sont une bonne idée. « Je suis perplexe », dit-elle.

Les études sur le sujet sont inexistantes, ou très peu nombreuses, dit la professeure au département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal.

« J’ai vraiment besoin de savoir qui sont ces jeunes et qu’est-ce qui est mis en place [dans les écoles] », souligne-t-elle.

« Si ce sont des programmes où on n’a aucune mesure de protection, ça m’inquiète. Mais je comprends aussi qu’on veuille que les garçons – parce que ce sont principalement des garçons – continuent de s’intéresser à l’école. Ce qui est clair, c’est qu’il est urgent de s’y intéresser. »

« On met des jeunes dans ces programmes-là en disant : allez-y, il n’y a pas de problème, ajoute-t-elle. Or, on n’en sait rien. »

Deux doctorants qu’elle supervise vont se pencher sur la question au cours des prochaines années, en s’intéressant aux jeunes qui fréquentent le Centre de formation professionnelle des Riverains, à Repentigny.

« Toutes nos hypothèses sont bonnes, explique Magali Dufour. Ça va être intéressant de voir le portrait longitudinal de ces jeunes. Les habitudes de consommation de jeux vidéo peuvent être fluctuantes : peut-être qu’une année, on va penser que les étudiants sont à risque et qu’après, ils vont se désintéresser et on va constater qu’il n’y a pas de problème. »

Il ne s’agit pas de se prononcer pour ou contre les jeux vidéo, précise la chercheuse. « Ce n’est pas toujours facile d’amener la nuance. Les jeux vidéo sont là pour rester, on ne nie pas les bienfaits, mais la question, c’est : comment faire pour profiter seulement des bienfaits ? »