Le 1er juillet dernier, Jean-Philippe Caty est passé à un cheveu de la mort après qu’une route de Rivière-Éternité se fut affaissée à cause d’un glissement de terrain. Sa conjointe et une autre victime n’ont pas eu autant de chance. Et bien qu’il y ait échappé, la mort ne l’a pas tout à fait quitté.

En un claquement de doigts

« Tsé, l’accent fort sympathique du Saguenay… »

C’est en ces mots que Jean-Philippe Caty me décrit la voix du pompier qui lui a crié « Bouge pas, je te rejoins ! » lors de la pire journée de sa vie, le 1er juillet dernier à Rivière-Éternité.

Ce jour-là, en quelques heures, il a plu sur le parc national du Fjord-du-Saguenay l’équivalent d’un mois de précipitations. Jean-Philippe était en randonnée avec Pascale Racine, sa nouvelle amie de cœur.

Dans le sentier, se souvient-il, « on avait de l’eau jusqu’à mi-tibia, comme une rivière ». Le couple a décidé de s’en aller. Il a regagné la voiture de Jean-Philippe.

PHOTO SOPHIE LAVOIE, ARCHIVES LE QUOTIDIEN

Glissement de terrain à Rivière-Éternité, le 1er juillet dernier

Sur la route 170, un arbre abattu barrait le chemin.

Jean-Philippe et Pascale sont sortis de l’auto. De l’autre côté de l’arbre, des gens. Dont un employé de la SEPAQ avec une scie mécanique. Le couple est retourné à la voiture. Une autre voiture s’est garée derrière lui, ses occupants sont allés voir l’arbre. Ils ont commencé à tenter de le déplacer.

« On s’est dit : “Ben, on va pas juste rester ici, on va aller les aider…” »

Jean-Philippe et Pascale ont marché vers le petit groupe.

« À notre droite, on a entendu de gros bruits. Ça venait de la montagne. Quelqu’un a crié… »

Glissement de terrain. En un claquement de doigts, une immense coulée de terre s’est jetée sur le groupe. Jean-Philippe a été projeté sur le garde-fou séparant la route de la rivière Éternité. Dans la cohue, il se souvient d’avoir entendu Pascale crier.

« Elle me disait : “Mes bras sont pris !” »

Quand la coulée de terre a projeté Jean-Philippe sur le garde-fou, ses deux fémurs ont été fracturés, puis il a été projeté dans la rivière.

Le fémur est l’os le plus solide du corps humain.

Assis dans une alcôve de la rivière dont l’eau montait petit à petit, il s’agrippait à des branches pour ne pas sombrer. Il se souvient avoir maudit la pluie, qui ne cessait de tomber. Il avait de l’eau à la taille.

Il se souvient d’avoir vu son soulier flotter à la surface de l’eau, près de lui.

« Puis j’ai compris : mon soulier ne flottait pas… Mes jambes étaient… »

Assis dans son lit de l’Hôpital Enfant-Jésus, à Québec, Jean-Philippe est incapable de finir sa phrase. C’était par un samedi récent.

Je finis pour lui : son soulier était attaché à son pied. Ses jambes fracturées à mi-cuisses flottaient, pliées comme des bâtons de popsicle.

Jean-Philippe s’accrochait, estimant que dans 15, 20 minutes, les secours finiraient par arriver. Toutes les deux minutes, il hurlait pour attirer l’attention de sauveteurs éventuels.

Et l’eau montait.

Les pompiers Keven et Frédéric

PHOTO JEANNOT LÉVESQUE, COLLABORATION SPÉCIALE

Les pompiers volontaires Frédéric Thibault et Keven Gagné

Au bout du fil, Keven Gagné a en effet l’accent sympathique du Saguenay. Il n’a rien oublié du 1er juillet. Sa job, c’est superviseur chez Rio Tinto. Sa passion, c’est son travail de pompier volontaire. Ça fait 15 ans qu’il fait ça. Il a 35 ans.

« Trois de mes oncles, trois de mes cousins sont pompiers… »

Le 1er juillet, il se souvient d’une pluie pas possible. Plus forte que lors du déluge du Saguenay : en 1996, la pluie était tombée en continu, sur une longue période. Là, c’est l’équivalent d’un mois de pluie qui est tombée en quelques heures.

« Après l’orage, qui a duré une heure, mon partenaire et moi, on s’est dit : “On va aller voir la route…” »

Le partenaire, c’est Frédéric Thibault. Les pompiers de la Régie intermunicipale de sécurité incendie du Fjord (RISIF) se sont avancés sur la route 170 et, derrière eux, elle a lâché. Ils sont arrivés à Rivière-Éternité. C’est lui, Keven, qui a déclenché l’alerte pour faire évacuer le village.

« C’est là que l’appel du 911 est rentré : trois personnes manquaient à l’appel, à trois kilomètres de l’entrée du parc du Fjord… »

Son unité fait du sauvetage nautique et hors route. Normalement, le duo aurait mis 10 minutes en VTT à atteindre le lieu de l’appel au 911. Il en a fallu 40, à cause des arbres tombés sur la route, des tronçons affaissés, de la rivière qui avait gonflé jusqu’à la route.

On a pris deux bidons d’essence pour la scie mécanique, à force de couper des arbres pour se tailler un chemin…

Keven Gagné, pompier volontaire

En arrivant au camping du parc, Anthony, un gardien de parc, les a renseignés : glissement de terrain, trois survivants, trois disparus.

Et la route est dans la rivière.

Keven et Frédéric ont compris que le terrain qu’ils allaient trouver était instable, dangereux. Un autre glissement de terrain était possible. Keven : « On s’est demandé : “Qu’est-ce qu’on fait ? On y va ?” J’ai dit : “Faut y aller, pour ces trois personnes-là…” »

À 500 mètres de là, ils ont vu la voiture de Jean-Philippe en travers du chemin, emportée par la coulée de boue. La rivière Éternité, dit Keven, avait quadruplé de volume. En approchant du bord de la route éventrée, les deux pompiers entendaient des sons de plus en plus distincts.

« On s’est approchés, on l’a vu dans la rivière. Il s’accrochait à des branches d’arbres… »

Keven a crié : « Bouge pas, je te rejoins ! »

C’est cette phrase que Jean-Philippe a entendue en premier, celle qui commence ce récit. Ce qui est sorti de sa bouche était plus urgent, ce jour-là : « Mes deux jambes sont fracturées », a-t-il crié au pompier.

Comment le tirer de là ?

Pas évident, ont rapidement compris les pompiers Gagné et Thibault.

Mais il fallait descendre aider le gars dans la rivière qui hurlait à l’aide, c’était urgent. Il avait de l’eau jusqu’à la poitrine.

Les pompiers ont donc approché le VTT de la falaise, Keven a enfilé sa veste de flottaison.

« Là, je me suis winché sur le 4 roues, me dit Keven.

— “Winché”, Keven ?

— On a déroulé le câble intégré, pis je suis descendu en rappel… »

Frédéric a suivi, puis des gardiens de parc. Ils se sont mis à quatre pour sécuriser Jean-Philippe, lui passer une corde sous les bras.

PHOTO SOPHIE LAVOIE, ARCHIVES LE QUOTIDIEN

Hélicoptère de la Sûreté du Québec survolant la région lors des recherches, dans la foulée du glissement de terrain à Rivière-Éternité

Keven se souvient des jambes horriblement fracturées de Jean-Philippe.

Je dis à Keven, au bout du fil :

« Juste penser à ces jambes pliées comme des bâtons de popsicle, j’ai la nausée…

— Je comprends. Nous, on est sur l’adrénaline. C’est notre métier. »

Les deux pompiers, aidés de deux gardiens de la SEPAQ, ont remonté Jean-Philippe « à bras » avec une corde. Jean-Philippe était en hypothermie, incroyablement souffrant. Il avait passé 90 minutes dans la rivière, ses plaies étaient infectées, il était en état de choc.

Keven Gagné n’aurait pas été surpris que Jean-Philippe meure en chemin vers l’ambulance qui attendait au cœur du village. Ou dans l’ambulance en chemin vers l’hôpital de Chicoutimi.

Keven a prévenu Jean-Philippe : « Accroche-toi, y a pus de route, on a 40 minutes à faire pour sortir du bois. Ça va être rock and roll. »

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

L’autoroute 170, à Rivière-Éternité, au lendemain du glissement de terrain du 1er juillet dernier

La vie, la mort

La vie tient à peu de chose.

Et sur la 170, le 1er juillet, elle reposait sur l’endroit où les trois personnes frappées par le glissement de terrain se trouvaient. Quelques pieds : la différence entre vivre et mourir.

La chance de Jean-Philippe fut aussi de tomber sur deux pompiers déterminés à le sauver. Souvent, me dit le pompier volontaire Keven Gagné, il arrive sur des scènes d’accident de la route, il aide les gens. Mais rien ne l’avait préparé à ce glissement de terrain.

Le 1er juillet dernier, à Rivière-Éternité, avec son partenaire Frédéric Thibault, c’était différent, du territoire non balisé, dangereux pour eux.

Là, on était laissés à nous-mêmes. On n’avait jamais vécu ça. Fred et moi, on s’était déjà dit : “Ce serait l’fun de sauver une vie, un jour.” Là, c’est fait.

Keven Gagné, pompier volontaire

À l’hôpital, je demande à Jean-Philippe Caty s’il a réfléchi aux concepts de chance et de malchance, depuis le 1er juillet. Il a d’abord pris une grande, grande respiration. Je me suis demandé s’il cherchait son souffle ou ses mots.

« Pourquoi j’ai survécu et pas eux autres ? »

Il se dit chanceux dans sa malchance, bien sûr. Mais ne sait pas pourquoi lui a survécu. Il pense aux deux victimes, sa blonde Pascale et l’autre automobiliste, Pascal Héon.

Les miracles de la médecine – antibiotiques et chirurgie de pointe – vont réparer le corps de Jean-Philippe.

Pour sa psyché, pour les blessures invisibles, c’est autre chose.

Une seule chose l’aide : en parler. Parler de ce 1er juillet. Raconter, rationaliser. Raconter, encore. Il me dit : « Ça me fait du bien de te parler. »

Il parle, il pense à voix haute : « Rien ne peut expliquer pourquoi j’ai survécu. Pourquoi j’ai trouvé la force de m’accrocher pendant une heure et demie aux arbres, sur le bord de la rivière, avec mes jambes fracturées… »

Mais la chance, dit-il, vient avec son lot de séquelles : « Quand on échappe à la mort, c’est pas vrai que la mort nous quitte si rapidement que ça. J’ai été pris dans ses griffes. Ça m’a pris du temps à sortir de ses griffes. Elle m’a pratiquement eu. Et elle a eu une personne que j’aimais… »

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DE PASCALE RACINE

Pascale Racine

Pascale et Pascal

Pascale Racine, 44 ans, était la mère lumineuse de deux adolescents, un garçon et une fille. Elle fréquentait Jean-Philippe depuis quelque temps. Elle a eu la malchance d’être happée par la coulée de boue. C’est Jean-Philippe qui m’a mis en contact avec ses parents.

Lise, sa mère : « Ma fille était une femme extraordinaire. Je me demande pourquoi ça lui est arrivé à elle… »

Fernand, son père : « Ma petite Chouette avait le bonheur facile. C’était pas une paresseuse, monsieur ! Elle travaillait fort depuis toujours, aux achats chez Tanguay, pis avant chez Simons et chez Zone… »

À Québec, Lise et Fernand ont vécu cette terrible attente : quatre jours avant que la SQ ne retrouve le corps de leur fille.

Ils ouvraient la télé et le visage de Pascale Racine était à la télé. Alors, ils ont éteint la télé. Des journalistes appelaient, voulaient une réaction. Leur autre fille, Valérie, a fini par dire à des journalistes : « Je suis dans la peine et dans la douleur, lâchez-moi… »

Lise et Fernand veulent remercier un policier de la SQ qui, au téléphone, a gardé le contact avec eux au sujet des recherches.

Lise : « C’est lui qui nous a dit que ça ne donnait rien de monter au Saguenay, qu’il y avait du bon monde qui cherchait Pascale. »

Fernand : « On a eu un bon soutien de cette personne, du matin au soir. On pouvait l’appeler n’importe quand. »

Ce policier s’appelle Louis-Philippe Laprise-Martel. Lise et Fernand veulent que vous sachiez, monsieur l’enquêteur, que vous avez fait une différence, au pire moment de leur vie.

À l’automne, on va aller le voir au Saguenay. Il va nous montrer les lieux où ça s’est passé. Il va nous expliquer.

Fernand Racine

L’autre victime du glissement de terrain est M. Pascal Héon, 48 ans. Il laisse dans le deuil une grande famille, si je me fie à sa nécrologie. Une blonde, deux enfants. Quel gâchis. Je n’ai pas tenté de contacter la famille Héon. Mais Jean-Philippe veut qu’ils sachent qu’il pense chaque jour à Pascal Héon, qu’il a furtivement croisé près de cet arbre qui leur a tragiquement barré la route.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, LA PRESSE

« C’est pour ses filles que Jean-Philippe Caty s’agrippait de toutes ses forces à l’arbre qui l’empêchait de sombrer », écrit notre chroniqueur.

Faire la vaisselle

Dans le lit d’hôpital, les jambes de Jean-Philippe sont recousues. Pensez aux coutures d’un ballon de football. Il a eu neuf opérations, une dixième l’attend.

Il va remarcher, grâce aux soins chirurgicaux de pointe du CHU de Québec.

Ici, dit-il, il ne contrôle rien.

« J’avais une vie active, je bougeais tout le temps. Là, tout ce que je contrôle, c’est le livre que je lis… »

Jean-Philippe pense encore à voix haute, il retourne dans la rivière, s’agrippant aux branches. Il se revoit à l’arrière du VTT brinquebalant, à lutter contre la perte de conscience. Surtout, ne pas perdre conscience. Il entend encore Keven qui lui disait : « Arrête pas de me parler ! »

« Et de quoi tu lui parlais, Jean-Philippe ?

— De mes trois filles. Juste de ça, de mes trois enfants… »

C’est pour ses filles que Jean-Philippe s’agrippait de toutes ses forces à l’arbre qui l’empêchait de sombrer. C’est pour ses filles qu’il ne voulait pas s’endormir dans le VTT, pour ne pas succomber à l’hypothermie, aux bactéries.

Depuis le 1er juillet, une « switch » s’est déclenchée dans sa conscience, dit-il, un interrupteur qui l’a fait passer dans un autre monde. Un autre monde où Jean-Philippe se fiche de ce qui n’est pas essentiel.

Les amis, la famille, la vie, c’est tout ce qui compte. La vie, dans tout son ordinaire. Surtout l’ordinaire : « Ça m’a fait réaliser que les plus beaux côtés de la vie, ce sont les banalités de la vie. Tu te rends compte que c’est le fun en crisse de faire la vaisselle. »