La France est divisée. Ce n’est pas nouveau. Elle ne cesse de l’être depuis que Cétautomatix a insulté Ordralphabétix à propos de la fraîcheur de ses poissons. Le plus représentatif des héros gaulois, ce n’est pas Astérix, c’est Polémix !

Tout, dans ce superbe pays, est sujet à se foutre des baffes, à grands coups d’opinions. Et souvent, de brillante façon. La plus récente querelle nationale ne tourne pas autour de l’âge de la retraite, de la violence policière ou d’une déclaration du président Macron. Non, elle concerne une chanson, un tube de Michel Sardou, de 1981 : Les lacs du Connemara. L’histoire d’un mariage irlandais, dans le paysage brumeux du comté de Galway. Ce titre est devenu un classique des boîtes de karaoké en France, prisé particulièrement par les étudiants, qui, bien bourrés, entonnent en chœur :

Là-bas, au Connemara
On dit que la vie est une folie
Et que la folie, ça se danse…

La semaine dernière, un animateur d’une radio belge demande à la chanteuse de l’heure dans toute la francophonie, Juliette Armanet, quelle chanson lui ferait quitter une soirée. Réponse de la star : « Les lacs du Connemara, c’est vraiment une chanson qui me dégoûte profondément. Le côté scout, sectaire… La musique est immonde. C’est de droite. Rien ne va. » L’interprète du mégasuccès Le dernier jour du disco remixe Le dernier jour du Sardou.

PHOTO PASCAL POCHARD-CASABIANCA, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

La chanteuse française Juliette Armanet, le 31 juillet dernier

Levée de boucliers immédiate, à en faire tomber Abraracourcix. Pas juste par les fans de l’interprète des Vieux mariés, par les politiques, aussi. Le président des Républicains, Éric Ciotti, décèle dans les propos d’Armanet tout le mépris de l’intelligentsia pour les classes populaires : « Michel Sardou, c’est la France tout simplement. L’idole de nombreuses générations, un chanteur au caractère bien trempé et qui s’assume. Difficile à avaler pour la bien-pensance ! » Le politicien d’extrême droite Gilbert Collard, quant à lui, s’est trouvé une nouvelle meilleure ennemie : « Juliette Armanet, la sans-voix, déclare son aversion pour Les lacs du Connemara de Sardou. Cherchez bien dans le titre, on trouve un mot qui l’habille à merveille : Connemara ! »

C’est parti ! Le débat enflamme l’Hexagone. Une jeune chanteuse a osé faire le pigeon au-dessus du monument. Réseaux sociaux et médias traditionnels en font leurs choux gras. Et comme toujours en France, c’est la gauche contre la droite. Du coup, on s’égare beaucoup.

Voilà pourquoi un regard de l’extérieur peut s’avérer utile. Style, du Québec. Alors, voici le mien.

D’abord, Julie Armanet répond à une question piège. Quand on demande à une chanteuse quelle chanson lui lève le cœur, on a envie de foutre la merde. Elle aurait pu éviter le petit tas en répondant Everybody Have Fun Tonight. Les chances que les fans de Wang Chung l’assaillent auraient été minces. En pointant un titre faisant partie de la playlist de millions de Français, elle a cherché le trouble. Mais elle a été honnête, et ça l’honore.

Tout est dans la façon d’exprimer son aversion. Les lacs du Connemara la dégoûte, c’est son droit. Mais le terme est fort, pour une chanson qui n’incite ni à la violence ni à la haine.

Selon elle, la musique est immonde. Bon, encore là, on peut trouver la ritournelle simpliste et détester la cornemuse sans l’accuser d’être ignominieuse. Ringarde, facile, soûlante, plate, si elle veut, mais des musiques immondes, mes oreilles n’en ont pas encore croisé. Elle termine avec le défaut ultime, pour qui ne l’est pas : c’est de droite. Comme dirait Cyrano, c’est un peu court. On s’entend, Michel Sardou porte à droite, c’est certain. Une chanson pamphlétaire comme Je suis pour, en faveur de la peine de mort, le confirme, mais Les lacs du Connemara, ce n’est ni à gauche ni à droite, c’est dans l’ouest de l’Europe, tout simplement.

Cette chanson est loin d’être une charge. C’est plutôt un exercice de style. Elle est née par hasard. Le clavier du compositeur Jacques Revaux était déréglé, tellement que ses pistes de cordes sonnaient comme une cornemuse, ce qui lui a donné l’idée de faire une toune sur l’Écosse. L’un des paroliers, l’immense Pierre Delanoë, connaissait peu l’endroit, mais avait dans sa bibliothèque un livre sur l’Irlande. Ils ont changé de cap.

Sardou était certain que la chanson se retrouverait au fond des lacs. Pourquoi les Français vibreraient-ils au récit d’un mariage irlandais, durant plus de six minutes, avec solo de cornemuse ? Les mystères de l’amour.

Cela dit, Julie Armanet a bien le droit de ne pas l’aimer, et de dire ce qu’elle en pense. Il faut juste réaliser que lorsqu’on lève le nez sur une chanson, on ne s’en prend pas seulement à la chanson ni à ses auteurs, on blesse aussi tous ceux qui l’aiment. C’est par respect pour eux qu’on doit faire attention. Encore plus quand on fait partie de la famille des artistes et que nos propres compositions côtoient, dans le cœur des gens, celles des autres.

Peu importe notre opinion, à propos d’une chanson, au bout du compte, ce sont toujours les gens qui aiment qui ont raison. Allez voir votre Spotify : il vous en propose des milliers, voire des millions. Combien parmi elles résonneront encore l’an prochain, dans 5 ans, dans 10 ans, dans 40 ans ? Celles qui sont aimées longtemps.

Si, en 2063, une star du moment déclare que la toune qui lui tombe le plus sur les nerfs est ce vieux hit de 2022, Le dernier jour du disco, Juliette Armanet pourra être fière d’avoir traversé le temps.