Devant les cas tragiques de locataires évincés relatés par La Presse et l’augmentation marquée des tentatives d’éviction, plusieurs plaident pour qu’on oblige les propriétaires à obtenir un feu vert du Tribunal administratif du logement (TAL) pour procéder à des évictions, et en assurer le suivi. Une voie que Québec n’a pas l’intention d’emprunter, dit la ministre responsable de l’Habitation.

L’histoire choquante des locataires du 4790, rue Sainte-Catherine Est, propriété du spéculateur immobilier Henry Zavriyev, ainsi que les cas d’évictions crève-cœur dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, relatés lundi1 et mardi2 par La Presse, ont fait réagir les oppositions et les groupes de défense des locataires.

« Il faut qu’on réforme le cadre législatif afin que les propriétaires délinquants se fassent taper sur les doigts, estime Véronique Laflamme, du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU). Ça devrait être le TAL qui s’assure que les évictions ont été faites de bonne foi, et non le locataire. On attend qu’il y ait des drames pour intervenir législativement. »

« L’appareil légal de protection des locataires, il ne protège plus les locataires. Il est dépassé », renchérit Andrés Fontecilla, critique en matière de logement de Québec solidaire. L’autorisation par le TAL d’une éviction, et son suivi ultérieur, est une mesure « très réalisable », croit-il.

« Le modus operandi de certains propriétaires est connu. Ça ne peut plus durer. Le gouvernement aurait pu saisir l’opportunité [avec le projet de loi 31] de renforcer les pouvoirs d’enquête et d’intervention du TAL », ajoute le critique péquiste en matière d’habitation, Joël Arseneau. « Le dossier de La Presse est extrêmement troublant, note Virginie Dufour, critique libérale en matière d’habitation. M. Zavriyev, sa technique est connue, mais il est loin d’être le seul à faire ça. »

Le Regroupement des comités logement et des associations de locataires du Québec (RCLALQ) plaide également pour le renforcement des pouvoirs du TAL en matière d’éviction. « On vit dans un climat d’impunité qui favorise les comportements délinquants, dit Cédric Dussault, porte-parole du regroupement. Il n’y a aucun suivi de fait pour s’assurer que le propriétaire a respecté la loi. »

Le projet de loi 31 suffit, dit la ministre

La ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau, en entrevue avec La Presse, n’a pas l’intention d’aller dans cette voie. Pour elle, le projet de loi 31, lorsqu’il sera adopté, assurera déjà un meilleur contrôle du phénomène des évictions.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

France-Élaine Duranceau, ministre responsable de l’Habitation

« Effectivement, le phénomène est en hausse. Je vois les mêmes chiffres au TAL. Est-ce que ça m’inquiète ? Ça m’inquiète, et c’est pour ça que les évictions étaient la première chose que je visais avec le projet de loi 31, indique-t-elle. Commençons par adopter ces mesures. Ça fait 40 ans qu’elles n’existent pas ! »

La ministre indique que les dommages punitifs, établis par le projet de loi, « c’est cela qui va être dissuasif. Et la récurrence, le fait qu’un comportement fautif soit répété, ça va être pris en compte par le TAL. Donc, ça va être de plus en plus dissuasif ».

Oui, le projet de loi 31 serre la vis. Mais ça ne serre pas assez la vis à ceux et celles qui veulent en faire un stratagème à haut niveau.

Benoît Dorais, responsable de l’habitation au comité exécutif de la Ville de Montréal

C’est un pas dans la bonne direction, mais on aurait peut-être pu faire un pas et demi, ou deux pas. Il y a un tour de roue de plus à faire. »

Les associations de propriétaires ne sont pas d’accord. « Avec des dommages punitifs, les gens vont arrêter de faire des évictions sans motifs valables », estime le directeur général de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ), Benoît Ste-Marie. Demander une autorisation et un suivi dans tous les cas, « c’est présumer que toutes les reprises sont de mauvaise foi. C’est quand même extrêmement rare ».

« Les propriétaires qui pensent pouvoir faire une éviction sous de faux motifs, ils vont se faire prendre, renchérit Martin Messier, de l’Association des propriétaires du Québec. La vigie qu’on demanderait au TAL de faire, elle se fait déjà en 2023, avec le voisinage, les médias sociaux… c’est une vigie qui est omniprésente ! »

Cela dit, les deux associations condamnent le comportement des propriétaires qui profitent de la vulnérabilité des locataires pour les évincer. « On ne veut pas de ça au Québec ! dit Benoît Ste-Marie. On est totalement contre ce genre de pratiques. Mais pour mettre fin à ça, il faut retrouver un peu de rentabilité pour les propriétaires. »

Des tentatives d’éviction en hausse

Le RCLALQ est d’ailleurs venu ajouter une nouvelle donnée au débat mardi : le nombre de tentatives d’éviction recensées par 30 comités logement a fortement augmenté en 2023, passant de 1525 cas en 2022 à 3531 cette année. Et cette recension n’est que la pointe de l’iceberg, puisque seule une minorité de locataires fait appel aux services de ces organismes.

Le RCLALQ réalise depuis trois ans cet exercice de recension des tentatives d’éviction. La hausse est importante : en 2020, les comités logement participants avaient comptabilisé 597 locataires menacés d’éviction.

Depuis 2020, le nombre de tentatives d’éviction a donc augmenté de près de 500 %.

Une éviction forcée, c’est quoi ? C’est une reprise de logement par le propriétaire, des pressions indues pour que le locataire quitte son logement, des entreprises de rénoviction, ou une éviction pour des motifs d’agrandissement ou de subdivision de la part du propriétaire.

Ces motifs peuvent être tout à fait conformes à ce que prescrit la loi, mais dans certains cas, ils ne le sont qu’en apparence. Un propriétaire pourra par exemple prétexter louer le logement à un membre de sa famille, mais il se retrouvera en réalité sur le marché locatif… avec un loyer plus élevé. Les reprises de logement constituent d’ailleurs la majorité des cas, et le nombre de cas de rénoviction connaît une forte hausse : il a pratiquement triplé.

La CORPIQ conteste ces chiffres, qui ne semblent pas correspondre à la réalité, dit Benoît Ste-Marie. « Disons que ce n’est pas très scientifique comme données. » De nombreuses reprises de logement sont faites par des propriétaires de condos loués, qui viennent d’acheter et veulent habiter l’endroit, dit-il. « Il n’y a rien de crapuleux là-dedans. »

Néanmoins, le RCLALQ estime que la conséquence de ces évictions forcées se voit dans les rues des villes de partout au Québec : les évictions représentent en effet le quart des situations menant à l’itinérance. Or, le dernier dénombrement des sans-abri à Montréal montrait que le nombre de personnes à la rue avait presque doublé depuis 2018, passant de 5789 à près de 10 000. « Un constat troublant : les évictions sont devenues le principal facteur d’itinérance », note le regroupement.

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