Elles sont peut-être déjà dans vos poches. Des faux-monnayeurs chinois vendent impunément sur l’internet des lots de milliers de pièces de 2 $ contrefaites, à 5 ¢ l’unité. La Presse a appris que les autorités ont réalisé une saisie record de 26 500 pièces acquises par un gros importateur de Sorel, au Québec. Mais les producteurs, eux, demeurent intouchables.

C’était seulement pour le plaisir, plaidait-il.

Arrêté par des enquêteurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qui avaient fait irruption dans sa résidence, le 7 février dernier, Jean-François Généreux offrait sans cesse la même défense.

Oui, c’était bien lui qui avait commandé en Chine un colis UPS intercepté à la douane en janvier, dans lequel 12 000 fausses pièces de 2 $ avaient été découvertes.

Oui, il était bien propriétaire des 8000 fausses pièces supplémentaires trouvées dans son cabanon au cours d’une perquisition. Oui, les 1800 pièces contrefaites trouvées dans un sac de chez Walmart, les 300 autres rangées dans un sac Ziploc et les 4422 additionnelles trouvées dans une chaudière à sa résidence lui appartenaient toutes. Oui, il détenait aussi près de 5000 $ en faux billets de banque américains et une trentaine de pièces d’or américaines d’une authenticité douteuse.

Mais jamais il n’avait projeté d’écouler tout ça sur le marché, répétait-il. Dans un résumé de l’interrogatoire du suspect déposé au palais de justice de Montréal, un enquêteur de l’ASFC résume ainsi la position de M. Généreux : « L’achat des pièces de 2 $ CAD a été fait au Tim Hortons avec l’ordinateur portable d’un ami. Il n’avait aucune intention criminelle, il ne voulait pas les passer dans des transactions. »

« C’était juste pour le plaisir de les avoir », poursuit le résumé des déclarations de l’importateur, obtenu par La Presse.

Au total, ce sont plus de 26 500 fausses pièces de 2 $ qui ont été saisies dans ce dossier. Le laboratoire judiciaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), qui a fait l’analyse des pièces, confirme qu’il s’agit de la plus importante saisie de pièces de monnaie contrefaites dont il a eu connaissance. Du jamais-vu.

Jean-François Généreux, qui a été condamné par le passé pour emploi d’un document contrefait, fraudes, ainsi que dans deux autres dossiers de monnaie contrefaite, n’a pas encore été accusé en lien avec la présente enquête. Les allégations de l’ASFC à son endroit n’ont pas été testées devant les tribunaux. Il n’a pas répondu à notre demande d’entrevue. L’enquête se poursuit, avec l’analyse des éléments de preuve saisis chez lui ainsi que chez UPS grâce à des autorisations légales émises par des juges.

La page du vendeur effacée

L’affaire a permis de remonter jusqu’au fournisseur de M. Généreux : une société chinoise appelée Kunshang Longlife Gifts qui faisait affaire ouvertement sur le site chinois de commerce électronique Alibaba.com. Des factures saisies par les autorités montrent que M. Généreux aurait payé 5 ¢ la pièce de 2 $, selon une déclaration sous serment d’un enquêteur de l’ASFC présentée à un juge afin de justifier la saisie de matériel chez UPS.

La Presse a pu constater que le vendeur proposait bien des pièces de 2 $CAD à bas prix, en énorme quantité. Sa page sur Alibaba.com affichait plusieurs commentaires de clients canadiens qui auraient commandé des dizaines de milliers de ces pièces récemment. L’un des acheteurs avait publié un commentaire irrité accompagné de photos montrant que sur une balance électronique, les pièces reçues n’affichaient pas exactement 7,3 grammes comme les vraies. Le vendeur avait répondu en proposant de lui envoyer un nouveau lot.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DU SITE ALIBABA.COM

La page du vendeur, désormais supprimée, avec qui Jean-François Généreux faisait affaire

Les dirigeants de Kunshang Longlife Gifts n’ont pas répondu à une demande d’entrevue. Invité à réagir dans le cadre de ce reportage, le géant Alibaba a immédiatement désactivé leur page sur le site transactionnel.

« Alibaba.com interdit l’affichage et la vente de monnaies en circulation et leurs copies de contrefaçon », a déclaré Cui Lingnan, porte-parole de l’entreprise dont les revenus ont dépassé 134 milliards de dollars américains l’an dernier.

« Nous avons immédiatement mené une vérification approfondie du vendeur et bloqué la liste de produits ainsi que le vendeur en question sur Alibaba.com. Nous allons imposer des pénalités au vendeur après la conclusion de notre enquête », a assuré la porte-parole.

Les autorités canadiennes, elles, sont toutefois dans l’impossibilité d’atteindre les producteurs en territoire chinois, même si elles sont au courant depuis quelques années de leurs activités.

L’an dernier, la GRC avait annoncé l’arrestation d’un résidant de la grande région de Toronto âgé de 68 ans et une première saisie de 10 000 pièces de 2 $ contrefaites au terme d’une enquête amorcée en 2021.

« On soupçonne qu’il y a d’autres pièces contrefaites en circulation dans le système monétaire et qu’elles proviennent de la Chine », avait déclaré la police par voie de communiqué, en demandant aux citoyens de demeurer vigilants.

Un ours à sabots

Des signes visuels permettent de repérer les fausses pièces importées de Chine, souligne François Rufiange, président de la Société numismatique de Québec, qui a conçu un atelier de sensibilisation à ce sujet.

  • La patte de l’ours sur la copie chinoise (à droite) ressemble à un sabot.

    PHOTO TIRÉE D’UNE PRÉSENTATION DE FRANÇOIS RUFIANGE

    La patte de l’ours sur la copie chinoise (à droite) ressemble à un sabot.

  • Le portrait de la reine sur une vraie pièce de 2 $ et une copie chinoise

    PHOTO TIRÉE D’UNE PRÉSENTATION DE FRANÇOIS RUFIANGE

    Le portrait de la reine sur une vraie pièce de 2 $ et une copie chinoise

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Jusqu’ici, les faux-monnayeurs chinois avaient du mal à reproduire la patte de l’ours polaire. Ils lui dessinaient plutôt une sorte de sabot semblable à celui du chameau, animal qui vit à l’état sauvage dans certaines régions de Chine. Les faussaires avaient aussi beaucoup de mal à reproduire le profil de la reine Élisabeth II. Le nez royal est particulièrement raté sur les échantillons saisis en 2021 et 2022.

PHOTO PASCAL RATTHE, COLLABORATION SPÉCIALE

François Rufiange, président de la Société numismatique de Québec

Le portrait de la reine est horrible ! C’est sûr que si tu les passes à la loupe, tu vois toutes les différences.

François Rufiange, président de la Société numismatique de Québec

« Mais monsieur et madame Tout-le-Monde ne peuvent pas détecter ces pièces-là dans le cours normal des transactions, reconnaît M. Rufiange. C’est facile de se faire avoir, car elles sont relativement bien faites. »

La communauté numismatique canadienne s’est d’abord étonnée de voir des faussaires reproduire des pièces de si peu de valeur. « Le gars ne se mettra pas riche du jour au lendemain avec ça. Mais elles sont faciles à passer », dit François Rufiange. Ce dernier souligne aussi que la plus récente génération de billets de banque canadiens, à la fine pointe de la technologie, est extrêmement difficile à imiter, ce qui peut pousser les criminels à chercher d’autres possibilités.

À quel point ces pièces contrefaites sont-elles répandues au Canada ?

« J’en trouve dans mon change constamment », assure Mike Marshall, numismate et expert en monnaie contrefaite installé en Ontario. Avec un collègue, il est allé chercher des boîtes de milliers de pièces de 2 $ dans des institutions bancaires et a détecté un pourcentage impressionnant de faux au cours des dernières années.

« Si l’Agence des services frontaliers en a intercepté 26 000, vous pouvez être sûrs qu’il y en a 100 fois plus qui ont réussi à passer », croit-il.

M. Marshall a fait pression avec succès sur des géants du web comme eBay et PayPal ces dernières années afin qu’ils freinent la vente de pièces contrefaites. Mais il déplore qu’il soit encore facile d’en acheter auprès de fournisseurs chinois. « Il y a deux usines principales, mais plusieurs vendeurs qui changent souvent de noms », dit-il.

Les Chinois n’ont pas de loi sur les droits d’auteur, ils peuvent vous fabriquer n’importe quoi. Vous envoyez une photo, et ils le fabriquent.

Mike Marshall, numismate et expert en monnaie contrefaite

Conséquence : des commerçants et des citoyens canadiens se font berner lors de transactions et perdent parfois des sommes importantes, selon lui.

Pas de gros volumes

Les saisies de pièces contrefaites sont effectivement en hausse constante depuis cinq ans, selon les chiffres de la police. Mais la contrefaçon demeure « extrêmement rare », selon James Malizia, vice-président responsable de la Sécurité de l’entreprise à la Monnaie royale canadienne.

« On a vu des instances où ça provenait de la Chine », reconnaît-il, mais « on ne voit pas de gros volumes ». Les quantités saisies doivent être mises en parallèle avec la quantité astronomique de pièces de monnaie canadiennes en circulation : bon an, mal an, malgré la popularité des transactions électroniques, la Monnaie royale produit 1 milliard de pièces de toutes sortes, qui circulent abondamment.

PHOTO FOURNIE PAR LA MONNAIE ROYALE CANADIENNE

James Malizia, vice-président responsable de la Sécurité de l’entreprise à la Monnaie royale canadienne

M. Malizia affirme que le système de surveillance perfectionné mis en place par la Monnaie royale permet de détecter rapidement la présence de faux et de les retirer de la circulation.

« Ce système permet d’effectuer un échantillonnage des pièces en circulation de façon régulière pour assurer l’intégrité de l’écosystème. Il y a très peu de pays qui ont un système comme le nôtre », souligne-t-il.

Outre l’examen des petits détails visuels incrustés dans le métal, la société de la Couronne dispose d’une façon infaillible de s’assurer de l’authenticité des pièces canadiennes. « Chacune des pièces de monnaie a sa propre signature électromagnétique. Elles ne sont pas reconnues par leur poids et leur taille, mais par cette signature », explique Lenard Cheung, directeur principal des Pièces de circulation canadienne à la Monnaie royale.

La direction de l’organisme dit surveiller de près les plus récentes tendances en matière de contrefaçon et rester à l’affût. « Le fait que nous avons investi de façon significative dans nos systèmes, cela confirme que c’est quelque chose que nous prenons très au sérieux. C’est important pour un pays d’avoir une bonne confiance dans son système », souligne M. Malizia.

Avec la collaboration de Daniel Renaud, La Presse

En savoir plus
  • 14 ans
    Peine maximale d’emprisonnement prévue au Code criminel pour quiconque, sans motif légitime, achète, possède ou introduit au Canada de la monnaie contrefaite
    Source : Code criminel du Canada
    1 milliard
    Nombre de pièces de 2 $ mises en circulation depuis leur introduction en 1996
    Source : Monnaie royale canadienne