Quatre directeurs se sont succédé depuis 2020 à la tête du Centre Ullivik, l’établissement qui accueille les patients du Grand Nord à Dorval. Cet important jeu de chaises musicales survient alors qu’une enquête du gouvernement sur la gestion des dépenses et des soins de santé au Nunavik et au Centre Ullivik vient de se terminer. Québec refuse toutefois pour l’instant d’en divulguer les conclusions.

Après le départ de l’ex-directrice du Centre Ullivik Maggie Putulik, en 2020, au moins trois directeurs par intérim se sont succédé, soit Lisa Epoo, Jane Baudoin et Hanen Ghozzi. Celle-ci est en poste actuellement dans l’attente d’une nomination permanente. Le Centre Ullivik s’est retrouvé à la fin d’août dans les médias après la mort de deux usagères, happées mortellement sur des autoroutes voisines.

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En octobre 2020, le gouvernement a mandaté les ex-sous-ministres Lise Verreault et François Dion pour enquêter sur la « gestion et la gouvernance » du Centre Ullivik, de la Régie régionale de santé et de services sociaux du Nunavik (RRSSSN) et du Centre de santé Inuulitsivik (CSI), qui dessert sept municipalités de la baie d’Hudson. Les enquêteurs du ministère de la Santé (MSSS) se sont intéressés notamment aux « services de santé non assurés » qui ont explosé au Nunavik ces dernières années. Ces montants, remboursés par Québec vu le statut particulier du Nunavik, couvrent entre autres les médicaments, les soins dentaires, les équipements médicaux et le transport médical (par avion) des 13 440 bénéficiaires inuits de ce territoire très isolé.

Dépenses pour les soins de santé non assurés à la Régie de la santé et des services sociaux du Nunavik

  • 2014-2015 : 43,6 millions
  • 2018-2019 : 63,7 millions
  • 2020-2021 : 70 millions

Source : mémoire déposé au Conseil des ministres concernant l’enquête de Mme Verreault et M. Dion

Ex-directeur des ressources humaines du Centre de santé Inuulitsivik, Yves Lemay estime que les services de santé non assurés sont depuis des années « un budget totalement hors contrôle » au Nunavik. Inquiet de la mauvaise gestion financière et des soins de santé dans le Nord, il a alerté le protecteur du citoyen, l’Unité permanente anticorruption (UPAC) et le MSSS en 2019. L’hiver dernier, Le Journal de Montréal a écrit qu’une enquête de l’UPAC était en cours à ce sujet.

Dans le mandat d’enquête confié à Mme Verreault et M. Dion, on peut lire que « certaines allégations en matière d’intégrité publique ont été portées à l’attention du MSSS touchant différents aspects de la gestion et de la gouvernance », ce qui « aurait des répercussions au niveau des services offerts à la population du Nunavik ». Le gouvernement a donc voulu « faire la lumière, en toute neutralité, sur ces allégations ».

En toile de fond de l’enquête : le fait que la RRSSSN ait demandé à Québec d’augmenter son enveloppe budgétaire de 75 millions de dollars entre 2018 et 2025 et demande 922 millions pour financer ses infrastructures, dont la construction d’un nouvel hôpital de 460 millions à Kuujjuaq. Avant d’accorder ces sommes, Québec a voulu mener son enquête.

Le rapport de Mme Verrault et de M. Dion a été présenté le 22 juillet à la RRSSSN et au CSI. La porte-parole de la Régie, Kathleen Poulin, confirme que son organisation « a bien récemment pris connaissance du rapport préliminaire » et que la Régie « continuera de collaborer avec le MSSS comme elle l’a toujours fait depuis le début de cette enquête ». Au MSSS, on souligne que si certaines situations faisant l’objet d’allégations ont déjà été corrigées par la RRSSSN, « certaines situations problématiques demeurent ». La porte-parole Marie-Hélène Émond précise que le Ministère offre « sa collaboration et son soutien dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan d’action ».

La Régie a cependant « manifesté le désir de pouvoir commenter certains aspects du rapport » et le Ministère attend d’abord ces commentaires. « Ainsi, il n’est pas possible de répondre positivement à votre demande d’obtenir copie du rapport », indique Mme Émond.

Des questionnements dès 2008

Ce n’est pas la première fois que le manque de contrôle des services de santé non assurés dans le Nord et au Centre Ullivik (anciennement le Module du Nord Québécois) est sous la loupe de Québec. En 2008, une première enquête à ce sujet avait été menée par le MSSS.

Dans un document de travail consulté par La Presse et produit en mars 2008, on parlait de « l’importance des sommes » en jeu. Le manque de contrôle des dépenses au Module du Nord Québécois était exposé. On évoquait notamment des contrats accordés sans appel d’offres et de nombreuses cartes de crédit en circulation. Le document parlait également de « l’absence quasi totale des données exigées aux rapports financiers annuels concernant principalement le nombre de transports effectués et les dépenses, et ce, pour les transports par évacuations aéromédicales du Québec et pour les transports aériens des cas électifs ».

En 2019, une autre enquête avait été menée par la RRSSSN sur de « possibles irrégularités administratives au regard de la gestion d’Ullivik en général et, plus particulièrement, au regard de l’adjudication et de la gestion de contrats confiés à des tiers ». Des mesures correctives auraient été adoptées depuis, selon le mandat d’enquête accordé à Mme Verreault et M. Dion.

La Presse a demandé au MSSS une copie de l’enquête de 2008 et de celle de 2019 en vertu de la loi sur l’accès à l’information. Les deux demandes ont été refusées sous prétexte « qu’il s’agit de renseignements ayant des incidences sur l’administration de la justice et de la sécurité publique et sur les décisions administratives ou politiques ».

Services critiqués

L’hiver dernier, alors que l’enquête de Mme Verreault et de M. Dion était en cours, des patients inuits se sont plaints de la mauvaise qualité des services reçus au Centre Ullivik.

Consultez la pétition réclamant de meilleurs services au Centre Ullivik (en anglais)

Annie Tookalok Nuktie, qui habite le village d’Umiujaq, se rend assez régulièrement à Ullivik. Selon elle, la qualité de la nourriture s’est un peu améliorée depuis l’hiver. Mais elle déplore que les chambres soient « souvent sales », qu’il manque trop souvent de personnel et que les usagers fassent parfois l’objet de discrimination.

Au CSI, on signale être actuellement en appel d’offres pour un nouveau contrat de services alimentaires à Ullivik. Un comité consultatif composé entre autres de représentants inuits du Nunavik vient d’être mis sur place et permettra de « vraiment bien comprendre les attentes des usagers », explique la directrice générale du CSI, Claude Bérubé.

Outre les changements à la direction d’Ullivik, d’importants départs touchent aussi la RRSSSN cet été. La PDG Minnie Grey a pris sa retraite en juillet après neuf années à la tête de l’organisation. C’est Jennifer Munick-Watkins qui lui succédera. Fabien Pernet, qui était directeur régional stratégie, développement organisationnel et affaires corporatives à la RRSSSN, a lui aussi quitté son poste en juillet pour relever de nouveaux défis.

Mme Poulin assure que les différents changements survenus au cours des derniers mois au sein d’Ullivik et de la RRSSSN ne sont pas en lien avec l’enquête. « Sachez que notre situation ne diffère pas tant de celle d’autres organisations du réseau de la santé et des services sociaux. Au regard du contexte actuel, nous faisons face à divers défis en ce qui a trait notamment au taux de roulement du personnel ou à la pénurie de main-d’œuvre, notamment pour le poste de Direction d’Ullivik où les candidatures inuites sont importantes », dit-elle.

Le Nunavik est aux prises avec une importante pénurie de personnel de soins, comme l’avait révélé La Presse en août.

Avec la collaboration de Suzanne Colpron, La Presse

En savoir plus
  • 174 millions
    Budget 2020-2021 de la Régie régionale de santé et de services sociaux du Nunavik
    SOURCE : Mémoire déposé au Conseil des ministres concernant l’enquête de Mme Verreault et M. Dion