Deux jeunes mères de famille inuits ont été happées mortellement sur une autoroute de Dorval, près d’une résidence destinée aux patients du Grand Nord où elles étaient hébergées.

Mary-Jane Tulugak avait 22 ans et trois jeunes enfants. Nellie Niviaxie, 26 ans, était mère de deux enfants.

Face à ce drame, le DStanley Vollant, chirurgien innu, « n’accepte pas qu’on fasse rien ».

« Moi, personnellement, ça m’interpelle, déclare-t-il. On ne peut pas accepter comme société québécoise, canadienne, de voir des gens mourir dans ces conditions-là quand on sait qu’on aurait pu le prévenir. C’est des morts qui auraient pu être évitées. Si ça avait été des non-Autochtones, il y aurait déjà des gens aux barricades. Une Autochtone de moins, c’est un problème de moins. La vie n’a pas la même valeur. »

Cette réaction contraste avec celle de plusieurs pensionnaires de la résidence, le centre Ullivik, qui ont accueilli ces terribles nouvelles avec résignation et fatalisme. Ullivik héberge des Inuits de passage dans la métropole pour recevoir des soins ou accompagner un proche nécessitant des services médicaux. Certains restent une seule journée ; d’autres, plusieurs semaines.

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Mary-Jane Tulugak

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Nellie Niviaxie

« C’est vraiment triste », a réagi Martha, assise sur un banc, devant l’entrée principale de l’établissement, à Dorval, où elle loge depuis quelques jours pour soigner une blessure à une main.

« Nellie était dans ma famille », a-t-elle ajouté, d’une voix douce. « Son grand-père était le frère de ma mère. C’était une bonne personne. Elle m’a dit qu’elle était ici comme accompagnatrice. »

Ces deux accidents sont bien plus que des faits divers. Ce sont les manifestations des maux beaucoup plus profonds qui minent les communautés inuits : l’aliénation, l’exclusion et ses conséquences comme l’alcoolisme et la toxicomanie, croit le DVollant. Ces fléaux sont amplifiés quand ces gens ont du mal à composer avec un monde urbain qui leur est étranger.

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Le Dr Stanley Vollant, en 2017

« Les Inuits qui viennent ici, dans le Sud, arrivent souvent via des services de santé. Ils se ramassent ici parce qu’ils essaient de s’échapper d’un mal plus profond du Nord, explique-t-il. Ils restent ici et pensent que la vie est plus facile, plus douce. Mais, finalement, c’est souvent plus tough. Ils sont dans les mêmes conditions d’abus, de harcèlement et de dépendance. »

« Il y a peut-être moins de risque de se faire frapper sur le chemin principal de Kuujjuaq que sur la 20. »

24 heures

Le premier accident est survenu vendredi matin, vers 4 h 15. Mary-Jane Tulugak, de Puvirnituq, un village de la baie d’Hudson, était en fauteuil roulant sur le tronçon ouest de l’autoroute 520, près de l’avenue Marshall, à Dorval, quand elle a été frappée par une voiture.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Emplacement du centre Ullivik

Un enquêteur de la Sûreté du Québec (SQ) s’est rendu sur place pour déterminer les causes et les circonstances de l’accident. Son décès a été constaté le lendemain, à 13 h, à l’hôpital où elle avait été transportée.

Moins de 24 heures plus tard, Nellie Niviaxie, originaire d’Umiujaq, un autre village du Nunavik, a été tuée dans des circonstances similaires.

« Ça s’est produit vers 1 h 15, samedi. Les policiers de la Sûreté du Québec se sont déplacés sur le kilomètre 57, sur l’autoroute 20, en direction est, à la suite d’une série de collisions impliquant un piéton », selon le porte-parole de la SQ, Nicolas Scholtus. « La victime, une femme de 26 ans, est décédée à la suite de plusieurs impacts de véhicules. Son décès a été constaté sur les lieux. »

M. Scholtus ajoute que les circonstances « concernant sa présence sur l’autoroute » demeurent nébuleuses. Un reconstitutionniste de la SQ s’est rendu sur place pour analyser la scène.

On ne connaît donc pas les circonstances précises qui ont mené à la mort de ces deux femmes. Se sont-elles égarées dans le quartier du centre d’hébergement où il n’y a pas d’entraves pour empêcher les piétons d’accéder à l’autoroute ? Ont-elles eu du mal à retrouver leur chemin après une visite à un bar qui n’est pas loin, le Jockey Club, fréquenté par des pensionnaires d’Ullivik ? « Ces jeunes femmes ont dû, malheureusement, passer sur l’autoroute en état d’intoxication parce qu’il y avait des travaux routiers », explique le DVollant.

La Sûreté du Québec, qui a juridiction dans ce dossier, poursuit ses enquêtes.

Aucune accusation n’a été portée contre l’un ou l’autre des conducteurs impliqués.

Alcool et drogue

Ouvert depuis décembre 2016, Ullivik se trouve dans un secteur semi-industriel, en bordure de la voie de desserte de l’autoroute 520, près de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau. Son nom signifie « un endroit pour rester ou attendre ». Le centre compte 143 lits, 91 chambres, des services de transport, d’interprétation et des services sociaux.

Les pensionnaires qui y séjournent ont souvent des problèmes de consommation d’alcool et de drogue. Ces substances sont plus accessibles dans la région métropolitaine que dans leurs communautés du Nunavik et à des prix nettement inférieurs, ce qui peut inciter à des abus. « La bouteille de vodka qui coûte 14 $ à la SAQ de Dorval est vendue au-dessus de 140 $ dans le Nord », souligne le DVollant.

L’alcool et la drogue sont interdits dans la résidence. Des gardiens vérifient les sacs à l’entrée. Les résidants n’ont pas accès à leur lit s’ils sont ivres. Deux petites chambres pourvues d’un lit simple sont prévues pour ceux qui rentrent intoxiqués.

Mais rien n’empêche les pensionnaires de sortir. Et les mécanismes pour s’assurer que les consignes sont suivies sont limités. « On nous fait signer un papier pour dire qu’on s’engage à respecter les règles, mais les gens ne respectent pas les règles », témoigne Martha.

Un premier drame est survenu dans cet établissement en 2017 quand une femme de 36 ans est morte écrasée par le camion sous lequel elle s’était couchée, dans le stationnement d’un commerce de Dorval, après avoir refusé les deux options qui s’offraient à elle : dégriser dans une des deux chambres prévues à cette fin ou passer la nuit dans la salle d’attente de la résidence.

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Sécurité routière

« La direction d’Ullivik est préoccupée que ces deux évènements se soient produits, et se penchera sur des moyens de renforcer la sensibilisation à la sécurité routière pour ses clients », a déclaré par courriel, le 22 août, la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik, de qui relève cet établissement. « Ullivik est stratégiquement situé près de l’aéroport. C’est un secteur où il y a des autoroutes passantes. Il y a également des trottoirs dans les rues avoisinantes de ce quartier industriel plutôt calme. »

De son côté, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) n’a pas voulu commenter.

« Nos pensées vont d’abord aux familles et aux proches de ces deux femmes, a dit par courriel la porte-parole du MSSS, Marie-Hélène Émond. Il s’agit de deux tragiques et tristes évènements dont les circonstances sont pour le moins curieuses et inhabituelles. Cependant, ces derniers ne sont aucunement en lien avec les soins et les services de santé offerts dans le réseau de la santé et des services sociaux. »

Avec la collaboration d’Ariane Lacoursière, La Presse

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    Nombre de signatures récoltées par une pétition lancée il y a huit mois pour dénoncer les mauvaises conditions de vie au centre Ullivik et réclamer des améliorations.
    source : Change. org