Le gouvernement Legault a fait adopter mardi le projet de loi 96 sur la langue française. Cette mise à jour de la Charte de la langue française prévoit que tous les services publics soient rendus en français, sauf exception, à l’ensemble de la population, y compris les immigrants ou les réfugiés après un délai de six mois.

« Clairement, six mois, ce n’est pas assez. Un an non plus », dit d’emblée la professeure Suzie Beaulieu, spécialiste de didactique du français langue seconde au département de langues, linguistique et traduction de l’Université Laval.

« Même dans les meilleures circonstances possibles, soit dans le cas d’une personne jeune, qui parle plusieurs langues, qui passe presque toute la journée à pratiquer le français et qui parle déjà une langue proche du français comme l’espagnol, c’est assez irréaliste d’avoir un niveau élevé de français en six mois », soutient Richard Compton, professeur au département de linguistique de l’Université du Québec à Montréal.

Dans des conditions optimales, les apprenants s’expriment généralement à l’aide de phrases simples après une demi-année d’apprentissage, soutient Phaedra Royle, professeure à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal.

On peut apprendre à commander une bière ou à demander les toilettes, mais on ne peut pas parler de philosophie ou de santé.

Phaedra Royle, professeure à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal

Les enfants qui arrivent au Québec et qui sont en immersion complète à l’école maîtrisent le français à un niveau élevé en deux ou trois ans, indique Mme Royle.

Des conditions loin d’être optimales

Les conditions d’apprentissage du français chez les immigrants ou les réfugiés sont toutefois rarement idéales. « Quand on arrive dans un nouveau pays, on doit s’adapter à son milieu d’accueil et on a peut-être vécu des situations traumatisantes, donc on n’a peut-être pas l’espace mental pour apprendre dans des conditions optimales », dit Mme Beaulieu.

Par ailleurs, les conditions d’apprentissage varient beaucoup entre un réfugié et un immigrant qui a fait le choix éclairé de venir au Québec, dit-elle. « Si tu es rapidement sorti de ton pays en guerre, l’apprentissage du français devient secondaire. Ces personnes ont besoin de retrouver la paix mentale, et ensuite elles vont pouvoir s’investir pour apprendre la langue », dit Mme Beaulieu.

Les évènements traumatisants que les nouveaux arrivants ont vécus auront aussi un effet sur leur apprentissage, ajoute M. Compton. « Ça a un impact sur l’attention, la mémoire », soutient-il. Leur niveau de scolarité entre également en ligne de compte. « Il y a des personnes qui doivent apprendre une langue en plus de ne pas être scolarisées, ce qui est un double défi », ajoute Diane Huot, professeure au département de langues, linguistique et traduction de l’Université Laval.

« Ça m’inquiète »

Des experts jugent cette nouvelle mesure préoccupante. « Je trouve ça inquiétant comme politique. Ce n’est pas aider les gens de les forcer en six mois à changer de langue », lance Mme Royle.

C’est très court comme laps de temps [six mois].

Phaedra Royle, professeure à l’École d’orthophonie et d’audiologie de l’Université de Montréal

La mesure du projet de loi 96 oblige les immigrants à recevoir des services publics en français six mois après leur arrivée. Québec solidaire avait d’abord proposé un amendement au projet de loi pour que le délai passe de six mois à deux ans. Sa proposition a été rejetée.

« Ça m’inquiète. Il faut garder un œil là-dessus. Si cette mesure fait en sorte que les gens cessent d’aller vers les services dont ils auraient besoin, c’est un enjeu auquel il faut penser », soutient Mme Beaulieu.

De son côté, M. Compton craint que les populations immigrantes les plus vulnérables soient les plus touchées par cette mesure, notamment les personnes peu ou pas scolarisées dans leur langue maternelle ou les personnes plus âgées.