Le militant Robert Silverman s’est éteint dimanche dernier à l’âge de 88 ans, après une vie vouée en grande partie à la cause du vélo à Montréal. L’ampleur de son legs aux cyclistes montréalais est mésestimée. Plusieurs voix se font entendre maintenant pour qu’on renomme en son honneur le REV Saint-Denis.

Robert Silverman était déjà affaibli quand La Presse l’avait rencontré en 2017 dans son appartement de Val-David, où ce Montréalais jusqu’au bout des ongles s’était retiré pour profiter de ses vieux jours dans le calme et la verdure.

Il marchait péniblement, était presque aveugle.

Mais ce jour-là, il nous avait consacré deux heures pour se remémorer sa vie de militant, celle d’un homme anticonformiste, qui avait rencontré Che Guevara et Bob Dylan, puis avait été de tous les combats pour que le vélo ait sa place à Montréal.

Le vélo a changé ma vie. Ça m’a donné une raison de vivre, une cause en laquelle je croyais vraiment. J’y crois encore beaucoup. Je militerais encore pour le vélo si ma santé le permettait.

Robert Silverman en 2017

Celui qu’on appelait « Bicycle Bob » est décédé le 20 février à l’âge de 88 ans. Il était alors largement méconnu du grand public. Ses anciens compagnons espèrent que les cyclistes montréalais sauront enfin lui rendre l’hommage qui lui est dû.

« Quels sont ses gains ? Il a tout gagné », lance en entrevue Jacques Desjardins, cofondateur avec Silverman du groupe Le Monde à bicyclette.

De tous les combats

Desjardins se souvient de ce jour de 1975 où il s’est rendu dans l’appartement de Silverman, devant le parc Jeanne-Mance, pour la fondation du groupe.

« J’étais un jeune cycliste souverainiste. On arrive dans une réunion, il y avait beaucoup de fumée, de vieux vélos dehors et une gang d’anarchistes juifs anglophones. La plupart ne parlaient pas français, et nous, on parlait mal anglais. C’était deux mondes. Je dis souvent : les Martiens rencontraient les Terriens. »

PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Silverman et les militants du Monde à bicyclette avaient pris l’habitude de peindre eux-mêmes des pistes cyclables dans les rues montréalaises, qui en étaient alors dépourvues.

Au côté notamment de Claire Morissette, Robert Silverman sera de tous les combats pour le vélo à Montréal.

Au gré des palmarès, la métropole est souvent présentée comme la meilleure ville cycliste en Amérique du Nord. Mais à l’époque, les cyclistes n’avaient aucune infrastructure en ville : ni pistes cyclables ni stationnements.

Il n’y avait rien à l’époque. Il n’y avait même pas de supports à vélo à Montréal. Vous étiez à vélo ? Débrouillez-vous par vous-mêmes.

Jacques Desjardins, cofondateur du Monde à bicyclette

« Dans les années 1970, les gens qui faisaient du vélo, on les connaissait tous par leur prénom », lance, en boutade, le cocréateur de la Route verte, Jean-François Pronovost. « Quand on regarde le chemin parcouru, la démocratisation du vélo a été incroyable. »

Bien avant Ferrandez

Issu d’une famille juive nantie, Robert Silverman avait d’abord été attiré par les thèses gauchistes très en vogue à l’époque. Mais rapidement, le vélo lui est apparu comme une solution pour verdir et transformer la ville. La mort de son ex-femme dans un accident d’auto viendra cristalliser son dédain de l’automobile.

Silverman n’a jamais été un « gars de vélo », un passionné de mécanique et de lycra. « Il embarquait sur n’importe quoi. Il avait un trois-vitesses, de mémoire. Il ne pédalait pas si bien », se remémore Jacques Desjardins.

Pour lui, le vélo était un moyen de transformer la ville. C’est en train de se faire aujourd’hui et ça peut paraître évident. Mais en 1975, ça ne l’était vraiment pas, et c’est lui qui a crié le plus fort là-dessus.

Jacques Desjardins

Alors que plusieurs intellectuels québécois avaient alors les yeux rivés vers la France, lui s’intéressait à la contre-culture aux États-Unis et en Europe. Il lisait Ivan Illich. Il voulait transformer la ville par la « vélorution ».

« On rêvait d’une ville libérée de l’automobile et on réfléchissait à ce qu’on mettrait à la place. On imaginait la ville que, des décennies plus tard, a commencé à mettre en place Luc Ferrandez, avec des trottoirs plus larges, des saillies, des pistes cyclables, des parcs au lieu du béton et de l’asphalte », rappelle Desjardins.

Lors du premier congrès du Monde à bicyclette, les militants dressent une liste de revendications pour les cyclistes : une piste cyclable nord-sud, une piste cyclable est-ouest, un accès à la Rive-Sud par les ponts, un accès au métro, les stationnements dans les lieux publics, le vélo-partage…

« Tout ça a été obtenu », note Desjardins.

Le REV Silverman ?

Avant l’arrivée de l’internet, Silverman débordait d’ingéniosité pour attirer l’attention des médias. Il s’est déjà fait arrêter les mains pleines de peinture, après avoir lui-même tracé une piste cyclable. Pour demander l’accès aux ponts de la Rive-Sud, il s’était déguisé en Moïse pour aller « séparer les eaux du Saint-Laurent ».

« Il était modeste, généreux, créatif, accueillant, excentrique », raconte John Symon, qui termine la rédaction d’une biographie de Silverman. « Certains l’ont qualifié d’exaspérant, car il ne lâchait jamais. Je ne pense pas qu’il y en aura un autre comme lui. »

L’ancien élu montréalais Michel Prescott, qui a siégé de 1982 à 2009, se souvient d’une manifestation « où il se promenait à vélo avec une structure autour de lui de la taille d’une automobile », pour dénoncer l’espace public pris par la voiture.

PHOTO PIERRE CÔTÉ, ARCHIVES LA PRESSE

Robert Silverman lors d’une manifestation en 1990

« Pour beaucoup de gens, ça paraissait un peu lunatique. Mais c’est souvent le cas des visionnaires et des pionniers que d’apparaître au départ comme des rêveurs », note Prescott.

Jacques Desjardins milite maintenant pour que le REV Saint-Denis soit renommé en son honneur. « Bob Silverman n’a jamais eu la considération qu’il méritait. Dans le monde anglophone, il est connu, mais beaucoup moins dans le monde francophone », croit-il.

« Il faudrait se souvenir de lui davantage que comme un leader environnemental. Son projet à lui, c’était d’éliminer l’automobile de la ville. Il ne croyait pas au Grand Soir ou à la souveraineté du Québec. Il croyait au vélo. »

Les combats du Monde à bicyclette

1974 : Au début des années 1970, rouler à vélo au Québec est dangereux. En 1974, 84 cyclistes meurent sur les routes du Québec, un sommet, selon les chiffres de la SAAQ. En moyenne, 68 cyclistes meurent chaque année de 1966 à 1976. En comparaison, 14 cyclistes sont morts sur les routes québécoises en 2020.

1975 : Alors que la popularité du vélo monte en flèche mais que les infrastructures sont rares, Robert Silverman, Jacques Desjardins et d’autres fondent Le Monde à bicyclette. La réunion a lieu dans l’appartement de Silverman, devant le parc Jeanne-Mance. Le groupe est d’abord constitué d’une poignée de membres. Il en comptera 400 à son apogée, en 1977.

1976 : Le Monde à bicyclette organise dès 1975 un défilé de cyclistes rue Sainte-Catherine pour réclamer de meilleures infrastructures. Ils sont 3000 en 1975, à la première édition. L’année suivante, ce sont 7000 cyclistes qui défilent. C’est également cette année-là qu’ils organisent un die-in, manifestation où des centaines de cyclistes se couchent au sol pour dénoncer la mort des leurs sur la route.

1981 : Robert Silverman passe trois jours enfermé à la prison de Bordeaux. Lui et d’autres militants avaient décidé de peindre au sol des pistes cyclables, pour dénoncer l’inaction de la Ville de Montréal. Interpellé par la police, il a refusé de payer l’amende de 25 $ et a été envoyé en prison.

1983 : Le Monde à bicyclette remporte peut-être sa victoire la plus éclatante, en gagnant son procès contre l’ancêtre de la Société de transport de Montréal (STM). Un juge de la Cour supérieure déclare que les cyclistes ont le droit de transporter leur vélo dans le métro, ce que la société de transport leur refusait jusque-là.

1990 : Le Monde à bicyclette a longtemps milité pour que les cyclistes aient accès aux ponts. « Montréal est une île et plusieurs Montréalais se déplacent à vélo », rappelle Silverman. En 1990, le groupe savoure une victoire lors de la construction d’un pont cycliste près du pont Victoria, aux écluses de Saint-Lambert. Ensuite, dans les années 1990, le groupe disparaît tranquillement. « On avait obtenu beaucoup de ce qu’on avait demandé, avait expliqué Silverman. Les cyclo-frustrations avaient beaucoup disparu. »

Gabriel Béland, La Presse